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Lecture linéaire du mémoire

 
Mémoire > 1ère partie / Les séries, entre art et divertissement : un genre télévisé à part

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1.3.2.   Un produit culturel devant satisfaire à des contraintes de marché 

 

Dans une interview accordée à Pierre Langlais le réalisateur Joss Whedon (producteur, réalisateur et scénariste américain, créateur notamment de la série Buffy contre les vampires en 1997) confirme l’ambiguïté que nous soulevions : 

 

 

« Il m’a fallu du temps avant d’admettre que j’étais un artiste, mais aujourd’hui je l’affirme : c’est mon job. Je suis un artiste. Un artiste commercial, qui essaye de faire gagner de l’argent à ceux qui me payent pour raconter mes histoires, mais ce sont mes histoires. » [1]

 

Ainsi, les séries télévisées sont à la fois une expression artistique et un bien échangé sur un marché, dans lequel se confrontent des forces et des intérêts. Après avoir étudié les caractéristiques du contenu « série télévisée », intéressons-nous aux spécificités du contexte dans lequel ce programme est pensé, créé, vendu, diffusé, consommé ou reçu.

 

 

L’audience, une condition sine qua non

 

Une définition économique du programme audiovisuel rappelle que celui-ci est systématiquement en concurrence avec tous les autres types de contenus présents sur un même créneau horaire, quelle que soit leur nature, pour la captation de l’audience[2]. Pierre Bourdieu le déplorait, mais c’est bien la « mentalité audimat »[3] qui régit l’économie des séries télévisées.

 

Tant qu’elle n’est pas diffusée, une fiction n’a d’autre valeur économique que son coût de production. Sa valeur « marchande » dépend de l’adhésion et de la qualité de l’audience qu’elle sera à même de rassembler. Pour valoriser financièrement cette audience auprès des annonceurs, dans le cas des chaînes sans abonnement, ou pour attirer et fidéliser des abonnés dans le cas des chaînes à péage, l’objectif est le même : « produire de l’audience »[4]. Ce « double marché », composé de la publicité et du produit joint proposé par le diffuseur, constitue l’une des particularités du secteur des médias : « Il s’établit alors une relation triangulaire entre les médias, l’audience (…) et les annonceurs » [5].

 

Et cette audience n’est jamais garantie. Retrouvons Joss Whedon, interrogé sur deux de ses récents échecs commerciaux (Firefly et Dollhouse dont les diffusions ont été annulées) : « J’ai cru qu’il suffisait d’avoir une bonne idée, et de lancer une série pour qu’elle trouve son public. J’ai appris à mes dépens que ce n’est pas aussi simple »[1]. En effet, si les scores d’audience ne sont pas au rendez-vous, une série peut à tout instant être déplacée dans la grille ou même déprogrammée. C’est la dure loi sur les networks américains (« à moins de faire partie des dix émissions les plus regardées de la chaîne, toute série est susceptible de disparaître du jour au lendemain »[6]).

En France, nous pouvons nous référer à ce que nous explique Marie Guillaumond, directrice adjointe à la direction artistique de la fiction de TF1, de son métier :

 

« Mon rôle, c’est de réfléchir à quelles seront les fictions qui seront susceptibles de marcher sur TF1 et de faire de l’audience sur nos cibles publicitaires. »[7]

 

L’exemple de Plus belle la vie est également révélateur. Lancée en septembre 2004, le feuilleton quotidien a bien failli ne pas rencontrer le succès qu’on lui connaît aujourd’hui. En effet, à ses débuts, le public n’était pas au rendez-vous. Mais France 3 s’était engagé sur le long terme (une saison de 260 épisodes) pour permettre à la série de s’installer et de constituer son public. Un nouveau scénariste, Olivier Szulzynger, va « pimenter les intrigues avec des meurtres, des secrets, des chantages, des rebondissements, introduire des méchants dans un univers trop gentillet »[8], ce qui va permettre aux habitants du Mistral de s’installer pour de bon en début de soirée. En l’occurrence - bien que ça ne s’applique pas ici à un chef d’œuvre sériel ni à un contenu « ésotérique » - cela va dans le sens des propos de Pierre Bourdieu :

 

« Voir se réintroduire cette mentalité audimat (…) risque de mettre en question les conditions mêmes de la production d’œuvres qui peuvent paraître ésotériques, parce qu’elles ne vont pas au devant des attentes de leur public, mais qui, à terme, sont capables de créer leur public. »[3]

 

Par ailleurs, un élément extérieur à la série en elle-même conditionne fortement son succès auprès du public. Il s’agit de la programmation. Et c’est « tout un art ». Une mauvaise programmation peut condamner un contenu avant même sa diffusion. Et a contrario, elle « crée de véritables liens entre les chaînes, les fictions et les téléspectateurs grâce à l’effet d’agenda »[9].

Comme l’explique François Jost :

 

« (…) la programmation ne vise pas à mettre à chaque instant de la grille un programme de "haute qualité", qui rassemblerait tous les publics, mais un programme qui touche la majorité du public disponible d’une case horaire, et au meilleur coût. »[10]

 

 

Les spécificités du marché

 

Avant de pouvoir trouver son public, une fiction résulte d’un « accord économico-culturel »[11], selon les termes de Jean-Pierre Esquenazi, entre les différentes parties prenantes de la création (auteurs, producteurs, diffuseurs). Et pour arriver en production, une série doit franchir nombre d’obstacles. Selon le site Priceonomics, aux Etats-Unis, seulement « environ 2% des scénarios achetés par les diffuseurs sont rentables. La grande majorité des autres ne sont pas tournés (…) »[12].

De plus, les ordres de grandeurs démographiques sont sans commune mesure entre les marchés européens et le marché américain. Ainsi, la taille des bassins linguistiques conditionnent nettement la rentabilité des séries. Ce que les Etats-Unis rentabilisent en un demi-épisode, cela prend au mieux une saison complète en France. Cela explique aussi en partie les faibles exportations des produits audiovisuels français.

 

Du côté des audiences, le public n’est pas un « client » ou un « consommateur » comme les autres. Tout d’abord, il faut considérer le contexte de la réception des contenus audiovisuels. Alors que pour le cinéma, le spectateur est « captif » dans une salle, « l’écran de télévision (…) ne peut garantir une audience stable »[2]. L’approche développée par Lucien Véran dans sa réflexion sur l’économie de la télécommande nous paraît tout à fait pertinente. Il définit trois traits spécifiques de la consommation des programmes audiovisuels : profusion des offres, volatilité de l’audience et consommation non exclusive[2]. Ainsi, malgré toute la bonne volonté du diffuseur, celui-ci ne peut être certain que le public restera sur sa chaîne : « le public peut à tout moment opter pour une offre adverse et, l’exercice de cette option étant réversible, qu’il peut le faire sans anticipation du moindre regret ». De plus, ce changement de chaîne est absolument sans coût pour le public.

Lucien Veran analyse les stratégies que les éditeurs de programmes déploient face à ces comportements imprévisibles de l’audience : la rareté, la répétition et le lien[2]. Les séries télévisées s’avèrent être des programmes répondant bien à ces critères. Ainsi, la création originale ou la diffusion inédite d’une acquisition permet de cultiver l’impression d’exclusivité et donc de rareté, tandis que le temps long et la récurrence de la série l’inscrivent dans des rendez-vous réguliers, et que l’attachement et l’identification avec les héros favorisent le lien et la complicité avec la chaîne.

 

 

Ainsi, le statut du genre sériel reste ambivalent, voire paradoxal, puisqu’il connaît de véritables chefs d’œuvres capables de concurrencer le 7ème art, mais qu’il s’agit même temps d’une industrie, d’ « un divertissement de masse, sans doute la production de fiction aujourd’hui (…) la plus massive, la plus industrialisée »[13] comme le souligne Tristan Garcia. Sur son blog, le journaliste et critique de cinéma Serge Kaganski fustigeait récemment les séries télévisées pour cette raison[14]. Il compare les parts artistiques et industrielles du cinéma et des séries. Relativement bien équilibrées dans  le cas du cinéma (« le cinéma offre la possibilité d’objet 100% artistiques (…), ou 80% artistiques et 20% artisanaux (…), qui coexistent avec des objets 80% ou 100% industriels »), il déplore que la part industrielle soit toujours au minimum de 50% pour les séries : « Le cinéma est (en partie) un domaine de prototype alors que la série est un domaine de… séries ».

Pour Marie Guillaumond, art et divertissement ne sont pas antinomiques : « L’un n’empêche pas l’autre… Oui c’est de l’art et c’est un divertissement »[8]. Tandis qu’Arnaud Jalbert rappelle qu’il s’agit d’un travail collectif, « un travail artisanal et industriel à la fois, à petite et à grande échelle. De l’art, si on veut, mais pas au sens en tout cas classique du terme »[15].

 

 

 

 

Pour conclure cette première partie, nous confirmons notre hypothèse selon laquelle les séries constituent un genre télévisé à part : elles sont devenues incontournables dans la vie des téléspectateurs et dans les grilles de programmation des chaînes, leur histoire a été marquée en France par un manque de considération persistant jusqu’à très récemment, et elles bénéficient d’un statut particulier, à la croisée de l’art et du divertissement, de l’artisanat et de l’industrie. Il s’agit maintenant d’explorer les enjeux de responsabilité spécifiques à ce contenu si particulier.

 

 

 

 

[1] Langlais, Pierre. « Joss Whedon (‘Beaucoup de bruit pour rien’) : ‘J’adore Shakespeare, et j’adore les comics de Marvel’ ». Télérama, 29/01/2014.

[2] Veran, Lucien. « Performance des fictions françaises...", op. cit. (p. 139).

[3] Bourdieu (Pierre). - Sur la télévision. - Paris : Raisons d’agir, 1996. (p. 28).

[4] Buxton (David). - Les séries télévisées, op. cit.

[5] Toussaint-Desmoulins (Nadine). - L’économie des médias, op. cit. (p. 23).

[6] Winckler (Martin). - Petit éloge des séries télé, op. cit. (p. 39).

[7] Entretien avec Marie Guillaumond, Directrice adjointe à la Direction artistique de la fiction de TF1.

[8] Le Naour (Jean-Yves). – Plus belle la vie : la boîte à histoires, op. cit. (p. 41).

[9] Barthes (Séverine). – « Production et programmation des séries télévisées » in Décoder les séries télévisées, op. cit. (p.62)

[10] Jost (François). – Comprendre la télévision et ses programmes, op. cit. (p. 61-62).

[11] Note de lecture « Jean-Pierre Esquenazi, Les séries télévisées : l’avenir du cinéma ? » par Combes (Clément.) in Les séries télévisées / O. Donnat et D. Pasquier. op. cit.

[12] Sotinel, Thomas. « Le trône d’argile des séries télévisées ». Le Monde, 16/04/2014.

[13] Entretien avec Tristan Garcia, co-directeur de la série des séries, collection sur les séries télévisées aux PUF.

[14] Kaganski, Serge. « Les saintes séries » Je ne sais rien, mais je dirai tout, Le blog de Serge Kaganski, Les Inrocks, 10/04/2014.

[15] Entretien avec Arnaud Jalbert, Conseiller de programmes Fiction, Arte France.

1.3. Art, artisanat ou industrie ?
1.3.2. Un produit culturel devant satisfaire à des contraintes de marché

1ère partie

Anchor 10
Anchor 11

"Les enjeux de responsabilité associés aux séries télévisées"

Réflexion sur la notion de divertissement responsable,

dans le contexte audiovisuel français

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