






Mémoire > 1ère partie / Les séries, entre art et divertissement : un genre télévisé à part
Les séries télévisées ont longtemps été méprisées en France, considérées comme des « sous-produits culturels ». Mais depuis une quinzaine d’années, certaines séries – américaines notamment – sont appréciées comme de véritables œuvres d’art. Ce statut ambivalent, entre art et industrie du divertissement, est une autre spécificité de la série télévisée que nous souhaitons analyser pour approfondir notre réflexion sur leurs enjeux de responsabilité.
1.3.1. Une oeuvre culturelle, expression artistique
« Les séries sont-elles le 10e art ? »[1]
Le débat sur la « vraie » culture, la « sous-culture », la « culture de masse » ou encore la « culture populaire » est loin d’être épuisé, et nous ne prétendons pas le clore ici. En raison de leur origine télévisuelle, les séries ont été reléguées au rang de programme audiovisuel sans grand intérêt artistique ou intellectuel. Elles permettaient tantôt de remplir la grille des programmes, tantôt d’assurer un minimum d’audience récurrente aux annonceurs. Cela a évolué avec le repositionnement qualitatif des fictions des années 1980 et sa concrétisation dans la décennie suivante. Des chaînes misant sur la création originale et sur les séries télévisées se démarquaient même très explicitement du médium dénigré : la chaîne HBO a adopté comme slogan « It’s not TV, it’s HBO » en 1996, que l’on retrouve chez Canal+ jusqu’en 1998 (« Au moins pendant que vous regardez Canal+, vous n’êtes pas devant la télé »[2]).
Selon Tristan Garcia, la série de David Lynch et Mark Frost, Twin Peaks, a été la première à apporter une certaine légitimité intellectuelle au genre sériel dans les années 1990. Bien que l’audience n’ait pas été au rendez-vous, cette série « a introduit l’idée que ça [pouvait] être une œuvre d’art »[3]. Le fait qu’un cinéaste s’intéresse à ce genre a contribué à le doter d’une légitimité artistique. Ce phénomène est de plus en plus visible (peu encore en France). On parle de « cinématisation du petit écran »[4] : réalisateurs, acteurs, producteurs, choisissent d’exprimer leur talent au travers des séries. Et cela s’explique notamment, pour Arnaud Jalbert, parce que le genre sériel offre davantage de possibilités.
« Sur la question de l’art et du divertissement, on a tous constaté le phénomène suivant : de plus en plus de cinéastes, parce qu’ils ne peuvent plus aborder aujourd’hui certains sujets dans leurs films, les abordent avec plus de liberté en série. »[5]
Un changement de statut s’est opéré, les séries ont acquis cette dimension artistique qui semblait leur faire défaut jusqu’alors. Selon Pierre Serisier, cette « éducation » du public, devenu plus connaisseur, plus exigeant et critique a fait des séries « un art à part entière, avec son histoire, ses traditions, ses influences, ses courants et une diversité internationale »[1]. Elles ont su s’appuyer et s’inspirer des procédés du cinéma pour développer leurs propres techniques, basées sur les intrigues, un art de la narration, le suspens, l’empathie envers les personnages, la complicité avec le téléspectateur etc.
« Désormais, le rapport s’est inversé : "Ce n’est plus la série qui cite le cinéma, mais plutôt le contraire" souligne la philosophe Sandra Laugier. (…) au lieu de s’interroger sur la légitimité d’un art, plutôt se demander s’il y a des artistes ». [6]
Le questionnement à adopter porterait ainsi davantage sur les auteurs eux-mêmes que sur leurs séries. Nous retrouvons cette idée chez Nils C. Ahl, qui, prenant l’exemple de Charlie Chaplin (considéré à son époque comme du simple divertissement, « un siècle plus tard, il ne viendrait à l’idée de personne de douter qu’il s’agit d’un artiste »[1]) nous invite à considérer les artistes plutôt qu’à réfléchir sur une définition arbitraire ou abstraite de ce qu’est – ou n’est pas – l’Art. L’essor de la Quality TV a initié la réflexion sur la dimension artistique des séries télévisées. Comme nous l’a fait remarquer Tristan Garcia lors de notre entretien[7], c’est à la même période que l’on a commencé à parler, aux Etats-Unis, de ceux dont le rôle est de garantir la cohérence artistique et narrative de la série : les showrunners. Considérés comme de vrais artistes, comme les « piliers du nouvel âge d’or des séries américaines »[8], leurs noms ont été associés aux séries.
Des œuvres audiovisuelles
Bien sûr, on ne peut pas considérer toutes les séries comme des œuvres d’art. Au sein même du genre sériel, certains opèrent une nouvelle « hiérarchie » artistique. Ainsi, selon le philosophe Mathieu Potte-Bonneville, « au sein du genre "séries" coexistent des œuvres majeures et mineures (disons The Wire et Power Rangers) »[9]. Plus généralement, les fictions relevant du soap opera, comme Plus belle la vie, se voient dénigrées pour leur manque de qualités esthétiques. « Il y aurait donc des séries populaires, qui ne seraient pas de l’art ; et des séries artistiques, qui seraient de l’art »[1].
Par ailleurs, Arnaud Jalbert nous alertait notamment sur le point suivant : traditionnellement, l’œuvre d’art est « l’émanation d’une personne », son expression artistique propre. Malgré l’exemple des showrunners qui peuvent incarner certaines séries aux Etats-Unis, le processus créatif de la série implique nécessairement un travail collectif. Ainsi, pour lui, on peut parler d’ « œuvre », d’ « œuvre importante », mais difficilement d’ « œuvre d’art ».
Si l’on revient justement sur la notion d’œuvre, il faut signaler qu’en France, on distingue généralement les programmes de flux des programmes de stock, ces derniers correspondant essentiellement à des œuvres audiovisuelles (OAV) impliquant un travail artistique original. Le décret du 17 janvier 1990 identifie la fiction comme faisant partie des OAV, au même titre que le documentaire, l’animation ou certaines retransmissions de spectacle[10].
Le CSA propose une définition « en creux » des œuvres audiovisuelles en listant tout ce qu’elles ne sont pas[11]. Les émissions n’ayant pas de lien direct avec l’actualité, et donc reprogrammables (fictions télévisuelles, dessins animés, documentaires, magazines, divertissement minoritairement réalisés en plateau), peuvent être considérées comme des œuvres[12]. En définissant ainsi les statuts d’œuvres et de non-œuvres, le CSA « reproduit donc l’opposition entre stock et flux » propre à l’industrie audiovisuelle.
Ainsi, nous pouvons légitimement estimer qu’il y a, parmi les séries télévisées, des chefs d’œuvres, des œuvres majeures, bien que l’on n’ose pas encore dire qu’il s’agisse d’un art à part entière. On les dit « inclassables (…) car on n’ose avouer que la télévision [soit] un huitième ou un dixième art »[1].
Responsabilité et risque de frein à la création
Comme nous le pressentions, ce sujet reste polémique et les avis divergent. Au delà des goûts de chacun, la conception même de ce qui est ou n’est pas artistique varie d’un individu à un autre, et il en est de même pour les séries télévisées. Nous souhaitions aborder ce point en regard d’un élément évoqué en introduction : la liberté d’expression.
Si l’on considère que les séries télévisées sont une œuvre d’art, la question de leurs enjeux de responsabilité, voire d’une déontologie propre (au sens de principes éthiques applicables à l’ensemble de la profession) se pose différemment. Les réactions qui se sont exprimées à l’évocation d’une charte de déontologie pour les séries lors de nos entretiens allaient toutes dans le même sens et se sont révélées plutôt « épidermiques » :
« (…) Je ne suis pas sûre qu’une charte déontologique soit complètement le but ou l’objectif. (…) je ne crois pas du tout qu’on puisse faire une charte déontologique en matière de création (…) »
Entretien avec Françoise Laborde[13]
« J’ai peur que ça [une charte de déontologie pour les séries télévisées] n’ait pas de sens, parce que le sens que ça pourrait avoir c’est de tarir à la source l’inventivité ou l’audace de la création.
(…) Mais ce n’est pas juger l’œuvre, parce qu’un projet de série, on ne sait pas ce que ça va donner. Donc c’est tuer dans l’œuf quelque chose qui aurait pu devenir autre chose. (…) ça va juste empêcher de la créativité, et censurer a priori (…). »
Entretien avec Tristan Garcia[14]
“Ce thème de la déontologie, je le connais, je le comprends, mais en même temps, je suis bien consciente que c’est un frein à la créativité. »
Entretien avec Sarah Belhassen[15]
« Pour moi il n’y a que les censeurs, les réactionnaires et les dangereux théoriciens qui s’attaquent à l’art. (…) je ne vois pas pourquoi les séries se retiendraient de faire quoique ce soit. C’est de l’art, c’est une forme artistique. Il n’y a pas de raison que, sous prétexte que cela puisse choquer certaines personnes, elles ne le fassent pas. »
Entretien avec Pierre Langlais[16]
« Une œuvre d’art n’est pas faite forcément pour être aimée. C’est d’abord une expression… »
Entretien avec Arnaud Jalbert[17]
Si la question des enjeux de responsabilité des séries télévisées mérite d’être posée, il faut conserver à l’esprit qu’il s’agit d’une œuvre, d’une expression artistique. Et qu’à ce titre, la création ne doit, ne peut pas être « encadrée » en amont sous peine d’être bridée.
Pour autant, il convient de souligner que cette œuvre artistique qu’est la série télévisée ne peut exister que si elle rencontre son public. Elle est donc avant tout un produit culturel (au sens noble du terme) qui doit se positionner sur un marché. Comme le résume si bien Jean-Yves Le Naour : « Un feuilleton n’est pas seulement une œuvre, une création plus ou moins réussie, plus ou moins ambitieuse, mais un produit industriel destiné à être rentable »[18].
[1] Ahl, Nils C., Serisier, Pierre., Winckler, Martin., Colonna, Vincent., « Les séries sont-elles le 10ème art ? ». Les grands débats, 19/12/2012-25/02/2013.
[2] Jost (François). – De quoi les séries américaines sont-elles le symptôme ?. - Paris : CNRS Editions, 2011. (p. 3-4).
[3] Entretien avec Tristan Garcia, co-directeur de la série des séries, collection sur les séries télévisées aux PUF.
[4] Buxton (David). - Les séries télévisées, op. cit. (p. 68).
[5] Entretien avec Arnaud Jalbert, Conseiller de programmes Fiction, Arte France.
[6] Ahl, Nils C. « Art en séries ». Le Monde, 18/04/2013.
[7] Entretien avec Tristan Garcia, co-directeur de la série des séries, collection sur les séries télévisées aux PUF.
[8] Voir en annexe : « Infographie : Les six grandes familles de showrunners », Télérama.fr, 2/04/2012.
[9] Aeschimann, Eric. « De ‘Mad Men’ à ‘The Wire’ : le monde moderne vu par les séries ». Le Nouvel Observateur, 9/07/2012.
[10] Toussaint-Desmoulins (Nadine). - L’économie des médias. - Paris : PUF, 2011. (p.62).
[11] Œuvres cinématographiques de longue durée ; journaux et émissions d’information ; variétés ; jeux ; émissions autres que de fiction majoritairement réalisées en plateau ; retransmissions sportives ; messages publicitaires ; télé-achat ; autopromotion ; services de télétexte.
[12] Jost (François). – Comprendre la télévision et ses programmes, op. cit. (p.17-18).
[13] Entretien avec Françoise Laborde, Membre du CSA.
[14] Entretien avec Tristan Garcia, co-directeur de la série des séries, collection sur les séries télévisées aux PUF.
[15] Entretien avec Sarah Belhassen, Scénariste de Plus belle la vie.
[16] Entretien avec Pierre Langlais, Journaliste spécialiste des séries pour Télérama.
[17] Entretien avec Arnaud Jalbert, Conseiller de programmes Fiction, Arte France.
[18] Le Naour (Jean-Yves). – Plus belle la vie : la boîte à histoires, op. cit. (p. 153).
-
"Les séries sont-elles le 10e art ?"
1.3. Art, artisanat ou industrie ?
1.3.1. Une oeuvre culturelle, expression artistique
1ère partie
Lecture linéaire du mémoire
"Les enjeux de responsabilité associés aux séries télévisées"
Réflexion sur la notion de divertissement responsable,
dans le contexte audiovisuel français