



Mémoire > 1ère partie / Les séries, entre art et divertissement : un genre télévisé à part
1.2.2. Vers un âge d'or français des séries ?
« Successful Series »
Depuis deux ans, on constate un changement concernant les fictions françaises. De très beaux succès d’audiences en France (Plus Belle la Vie, qui réunit régulièrement près de 7 millions de téléspectateurs), mais aussi des réussites à l’international. Bien sûr, on ne peut résumer la « qualité » d’une série à l’audimat qu’elle suscite ni à ses ventes à l’étranger (nous aurons d’ailleurs l’occasion de revenir sur cette notion de « qualité » concernant les fictions). Mais cette reconnaissance, notamment des pays anglo-saxons, indique malgré tout une certaine évolution de nos séries nationales.
Ainsi, « selon une étude annuelle réalisée par TVFI et le Centre national du cinéma (CNC), les ventes de fictions françaises à l'étranger ont augmenté de 14,3% en 2012, à 22,8 millions d'euros »[1]. Les unitaires et séries de 90 minutes, qui dominaient la création française depuis ses débuts, ne correspondent pas aux grilles des chaînes étrangères. Le PAF semble s’être davantage aligné, depuis quelques années, sur les standards de temps existants à l’international.
Parmi les fictions françaises qui ont séduit le public étranger récemment, citons les séries de Canal+ Engrenages (vendue sous le titre « Spiral » dans les pays anglo-saxons) et Braquo (dont les deux premières saisons ont été achetées dans plus de 40 pays), de même qu’Ainsi soient-ils (d’Arte) ou encore Un Village Français (France 3). Ces séries, dont les droits sont achetés par les chaînes étrangères, font l’objet de rediffusions, d’adaptations ou de remakes - à l’instar de la série de France 2, Les hommes de l’ombre, dont les droits ont été acquis par Endemol Studios aux Etats-Unis. Enfin, consacrant le renouveau qualitatif de la fiction française, la série fantastique de Canal+, Les Revenants, a été sacrée « meilleure série dramatique » en novembre 2013 lors de la cérémonie des Emmy Awards, qui est à la télévision ce que le Festival de Cannes est au cinéma.
« La qualité des séries françaises, principalement celles diffusées sur Canal+, Arte et France Télévisions, est en effet de plus en plus reconnue hors de nos frontières. »[2]
En France, la « sériephilie » se développe et de nombreux signes (comme le lancement, en 2012, par les Presses Universitaires de France, d’une collection dédiée à l’analyse des séries) démontrent qu’enfin les séries télévisées « confèrent au petit écran [la] légitimité culturelle qui lui faisait défaut »[3].
Pourtant, les séries françaises ne parviennent toujours pas à s’imposer sur leur propre territoire : tandis que le nombre de soirées consacrées à la fiction française sur les chaînes historiques baissait de 12% entre 2008 et 2012[4], la France reste « championne d’Europe de l’audience des séries américaines »[5]. Selon l’étude du CSA[6], alors que celles-ci ne figurent pas dans les classements des dix meilleures audiences de la fiction au Royaume-Uni, en Allemagne et en Italie, elles étaient encore, en 2013, en tête du top 10 en France. Et c’est là une des spécificités de la France, « seul grand pays européen producteur d’œuvres audiovisuelles à ne pas plébisciter sa fiction nationale »[7].
Un manque de renouvellement tant sur la forme…
Lors de notre entretien, Françoise Laborde nous interpelait sur le fait que « les grandes séries françaises n’ont pas vraiment été renouvelées depuis un certain nombre d’année »[8]. En effet, les quelques succès mentionnés ne suffisent pas à réhabiliter l’ensemble de la fiction française, notamment aux yeux du public hexagonal. Les critiques présentées en 2011 dans le rapport de la Mission Chevalier paraissent toujours d’actualité :
« [La fiction française] semble fatiguée, molle, peu imaginative, sans défense face aux productions anglo-saxonnes, dont elle tente de copier les factures sans en avoir le professionnalisme. (…)
Simplistes, formatées, ennuyeuses, sans ambition, sans imagination, politiquement correctes : les critiques à l’égard de la production française sont sévères. »[9]
En termes de format, bien qu’une grande partie des séries françaises se soit finalement adaptée aux standards internationaux, se pose un problème non négligeable de volume. Par manque de moyens consacrés à ce genre, les chaînes ne produisent pas suffisamment d’épisodes (seulement 6 à 8 épisodes de 52 minutes au lieu de 13 au minimum en moyenne[10]), et ne peuvent suivre les rythmes de diffusion prévus à l’étranger notamment. La domination culturelle de l’industrie du cinéma se fait ici à nouveau ressentir (grilles ajustées au format de 90 minutes, prédominance du réalisateur et des acteurs au détriment des scénaristes[11]). Selon Manuel Raynaud, la difficulté qu’ont les séries françaises à être reconnues vient d’une part de leur manque de diversité, mais aussi des faibles quantités produites. Ainsi, « le "risque" qu’on fasse des bonnes choses est minime, c’est presque une question de probabilités »[12].
Soulignons également que les chaînes, entités économiques, raisonnent en fonction des contraintes de marché. Aussi, et comme le rappelle Martin Winckler dans son Petit éloge des séries télés[13], acheter les droits de diffusion de séries anglo-saxonnes s’avère très souvent moins cher - et moins risqué - que de financer la production d’une fiction originale.
…que sur le fond
La recherche a progressivement réhabilité le téléspectateur face au pouvoir des médias. Les études de gratification, les Cultural Studies ou encore les Pop Cultural Studies, pour ne citer que celles-ci, lui attribuent de nouvelles capacités d’interprétation et de choix quant aux contenus qu’il regarde. Dans le contexte de « l’économie de la télécommande » dont nous parle Lucien Véran[14], il apparaît que les scénaristes américains, depuis l’essor de la Quality TV, ont clairement misé sur les facultés de leurs publics. Face à l’ultra concurrence entre les chaînes et les contenus, une sorte de « jeu » - selon les termes de Tristan Garcia - s’est établi avec les téléspectateurs basé sur le raisonnement suivant : « si on vous prend pour des idiots, ou si on vous fait la morale, vous allez partir. Donc il faut faire le pari de votre intelligence, pour que vous puissiez continuer à regarder »[15].
Les fictions françaises, quant à elles, s’avèrent lestées par l’histoire de la télévision telle qu’elle a été conçue dans les années 1960 :
« C’est une erreur fondamentale de la télévision française qui vient de l’ORTF, qui vient de De Gaulle. Qui est l’idée que la télé est la pour éduquer le peuple, (…) pour l’éduquer non pas en lui faisant confiance – qui est une idée américaine, fondamentale, faire confiance à l’intelligence morale des téléspectateurs – mais pour asséner des leçons de morale. (…) la télé est là pour dire qui est gentil et qui est méchant, qui est le bon et qui est le mauvais, pour désigner le bien et le mal. » [15]
Cette infantilisation de l’individu est spécifique, semble-t-il, aux contenus télévisuels. Il n’en n’est pas de même, par exemple, dans le cinéma français, ni dans la littérature française. Et ce constat est partagé par de nombreux spécialistes des séries. Ainsi, dans un article datant de 2004, le producteur Georges Campana déplorait l’aspect trop consensuel de la fiction française, dont le héros récurrent « résout toujours un problème difficile, avec une leçon de morale à la clef »[16], soulignant ainsi le contraste avec la production américaine.
Pour résumer, Jean-Yves Le Naour cite dans son ouvrage Martin Winckler, selon qui, aux Etats-Unis « la conception, c’est : ‘Si vous surprenez le public, il revient.’ Et non pas si vous l’endormez. En France, c’est : ‘Si vous l’endormez, il boira du Coca-Cola’ »[17].
Le virage de la série 2.0
Non seulement la profusion des chaînes a mis leurs programmes en concurrence, mais avec Internet, celle-ci devient exponentielle. Ainsi, comme Arnaud Jalbert le suggérait, « On est aujourd’hui dans un monde où on a accès aux créations du monde entier »[18]. Avec ces nouveaux rites de consommation, la série s’émancipe de son medium. Après les DVD, le Web permet aux sériephiles de regarder des séries du monde entier, selon leurs goûts, sans la contrainte des grilles de programmation des chaînes, et d’échanger avec d’autres fans. On voit d’ailleurs de véritables communautés se créer en ligne, et des phénomènes comme le binge watching (visionnage intensif de la télévision, ou « l’art de s’engloutir des séries de façon boulimique » selon Les Inrocks[19]), le fansubbing (sous-titrage bénévole de séries sur Internet par leurs fans, ou une nouvelle « pratique de médiation culturelle » selon le site InaGlobal[20]) ou les « fanfictions » (fiction imaginée par les fans à partir d’un univers de fiction[21]) s’écrire quotidiennement : « Avec Internet, les séries ne deviennent finalement plus que le point de départ d’une activité discursive et créatrice des sériephiles »[11].
Ainsi, « Avec la diffusion d’internet dans les foyers, le goût pour les séries a dans une certaine mesure pris ses distance à l’égard du monde de la télévision »[22]. Ces nouveaux rites de consommation ont contribué à atténuer la méfiance à l’égard de ce contenu en l’éloignant de son origine télévisuelle. Et tout comme la télévision a structuré l’écriture des séries, et donc leur système narratif, Internet peut déployer toute son ingéniosité au service de ce type de contenu.
« (…) par l’arborescence d’intrigues, leur hybridation de tons et de genres, leur multiplicité de personnages et de niveaux de lecture, les séries semblent entretenir un rapport spéculaire, sinon structurel, avec la Toile. »[23]
L’arrivée en France du géant américain de la vidéo en ligne, Netflix, annoncée pour l’automne 2014, représente à la fois une « aubaine pour les sérievores » et « une menace pour l’industrie culturelle »[24]. Aussi, malgré le complexe quasiment historique de la fiction française, malgré ses évolutions récentes, l’ensemble de l’écosystème reste à renouveler tant sur le fond que sur la forme : suffira-t-il de prendre le virage du numérique pour confirmer l’âge d’or qui commence à se dessiner ?
[1] « Les séries françaises font une percée dans les pays anglo-saxons », Challenges.fr, 23/10/2013. Voir également en annexe.
[2] Poussielgue, Grégoire. « Les séries françaises font une percée aux Etats-Unis et au Royaume-Uni ». Les Echos, 13/09/2013.
[3] Séry, Macha. « Pourquoi les séries télévisées envahissent-elles tous les écrans ? ». Le Monde, 28/12/2010.
[4] Haushalter, Louis. « Séries françaises : c’est quoi, le problème ? ». Europe1.fr, 12/12/2013.
[5] « La France championne d’Europe de l’audience des séries américaines selon une étude du CSA », OffreMédias.com, 04/06/2014.
[6] « Les audiences de la fiction dans les grands pays européens en 2013 », CSA, 02/06/2014, voir l’extrait de l’étude en annexe.
[7] Chevalier (Pierre), Pialat (Sylvie), Philippon (Franck). - Fiction française : Le défi de l’écriture et du développement. - Rapport de la Mission Chevalier. - Mars 2011. (p. 11).
[8] Entretien avec Françoise Laborde, Membre du CSA.
[9] Rapport de la Mission Chevalier, op. cit. (p. 7-8).
[10] « C’est à partir de 13 épisodes qu’elles [les fictions] répondent aux besoins de programmation de la plupart des chaînes étrangères acheteuses et parce que l’expérience démontre que peut se créer, alors, un phénomène d’addiction qui fait monter l’audience » (Siritzky, Serge. « Le tournant de la fiction française ». Ecran Total, 4/09/2013).
[11] Molénat, Xavier. « Comment les séries sont entrées dans nos vies » Sciences humaines, op. cit.
[12] Entretien avec Manuel Raynaud, Journaliste, auteur du blog d’Arte Dimension séries.
[13] Winckler (Martin). - Petit éloge des séries télé, op. cit. (p. 67).
[14] Véran (Lucien). « Performance des fictions… » op. cit. (p. 153).
[15] Entretien avec Tristan Garcia, co-directeur de la série des séries, collection sur les séries télévisées aux PUF.
[16] « La fiction est trop consensuelle » L’Humanité, 11/12/2004, cité par Le Naour (Jean-Yves), op. cit. (p. 24).
[17] Le Naour (Jean-Yves). – Plus belle la vie : la boîte à histoires, op. cit. (p. 25).
[18] Entretien avec Arnaud Jalbert, Conseiller de programmes Fiction, Arte France.
[19] Boinet, Carole. « "Binge Watching" : vous avez dit accros aux séries ? ». Les Inrocks, 25/02/2014.
[20] Bourdaa, Mélanie. « Le fansubbing, une pratique de médiation culturelle ». Inaglobal.fr, 27/09/2013.
[21] Loire, Mathilde. « Connaissez-vous la fanfiction ? » Le Nouvel Obs, 21/06/2014.
[22] Les séries télévisées / O. Donnat et D. Pasquier., op. cit. (p. 9-10).
[23] Séry, Macha. « Pourquoi les séries télévisées envahissent-elles tous les écrans ? ». Le Monde, 28/12/2010.
[24] Jandau, Cécile. « Pourquoi Netflix fait trembler la France ». L’Express, 19/02/2014.
1.2. Le complexe français
1.2.2. Vers un âge d'or français des séries ?
1ère partie
Lecture linéaire du mémoire
"Les enjeux de responsabilité associés aux séries télévisées"
Réflexion sur la notion de divertissement responsable,
dans le contexte audiovisuel français