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Mémoire > 1ère partie / Les séries, entre art et divertissement : un genre télévisé à part

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En effet, en 2013 et comme depuis dix ans, les séries américaines occupent largement (58 / 100) le classement des meilleures audiences, tout programmes confondus[1]. Alors que le cinéma est l’une des forces de la culture française, comment expliquer ce « décalage » en matière de séries télévisées ? Nous verrons que ces dernières ont pâti d’un double a priori négatif les reléguant au statut de « sous-produits culturels »[2], puis nous interrogerons l’avènement d’un nouvel âge d’or français des séries télévisées.

 

 

1.2.1.   Un contenu "mal né" [3]

 

Un contenu fait par et pour son médium

 

Les séries télévisées sont nées avec la télévision : « (…) aussi vieilles que leur support, (…), elles émergent dans les années 1950 »[4]. Créées et financées en vue d’une diffusion via ce medium, elles en sont le programme par excellence. Or la télévision, « objet manquant » et « objet fuyant » de la recherche d’après Dominique Pasquier[5], a été très longtemps dénigrée en France.

Les qualitatifs dédaigneux envers le petit écran sont légion (« spectacle du pauvre », « robinet à images », « medium sale »,…). Nous ne saurions synthétiser ici l’ensemble des théories peu flatteuses sur la télévision, mais cette formulation d’Eric Maigret permet d’en comprendre l’esprit : « la télévision est toujours vue comme l’origine et les symptômes de tous les maux sociaux, où elle suscite toujours méfiance, peur et mépris »[6]. Elle consacre l’avènement des médias de masse et on lui reproche de « manipuler » les téléspectateurs.

Par assimilation, tout ce qui est produit ou issu de la télévision est néfaste. Selon les philosophes de l’Ecole de Francfort, l’industrie culturelle abêtit le public :

 

« Si Adorno et Horkheimer reprochent à l’industrie culturelle (les « médias ») d’abêtir les masses pas ses produits sérialisés, c’est que le « médium » lui-même est méprisable, comme les productions audiovisuelles auxquelles il donne naissance. » [7]

 

Par ailleurs, François Jost[7] estime que la confusion de la télévision avec l’une de ses missions (informer) est symptomatique de « la valeur que l’on accorde aux autres missions (distraire, cultiver) et aux émissions qui s’en réclament ». Il explique que la dévalorisation de la télévision et de l’activité de visionnage, en opposition avec une conception sérieuse de la culture, est commune à tous les médias lors de leur « massification ».

 

Pour reprendre les mots de Jean-Luc Godard : « Le Cinéma [qu’on regarde en levant les yeux] est un art, la télé [qu’on regarde en baissant les yeux] est un meuble »[8]. On constate que la série, parce qu’elle est d’origine télévisée, est en France en bas de la hiérarchie culturelle (« Culture » vs culture populaire). Non seulement elle est associée aux vices mercantiles de la télévision (soap opéra américains financés par des marques de lessives, coupures publicitaires influençant leur rythme narratif), mais en plus son étymologie est péjorativement « marquée » (en latin, fictio signifie « tromperie »).

Ce mépris qui a pesé sur les séries télévisées en France est effectivement lié à un profond problème culturel. En Grande-Bretagne, « l’image de la télévision y est beaucoup plus noble qu’en France. Du coup, les britanniques prennent la télé beaucoup plus au sérieux »[9]. De même, selon Jean-Baptiste Jeangène Vilmer :

 

« En Amérique du Nord, sous l’influence du pragmatisme, les objets populaires ne sont pas dévalués par les universitaires (…). En France, au contraire, ils sont méprisés par une tradition intellectualiste et élitiste (…). On a donc mis plus de temps à comprendre que les objets populaires étaient dignes du regard philosophique, et qu’on ne commettait pas un crime de lèse-université en les utilisant. »[4]

 

 

Prédominance américaine et conception « française » de la télévision

 

Le fait que les séries télévisées aient longtemps été considérées en France comme un divertissement peu digne d’intérêt peut également s’expliquer par leur origine outre-Atlantique et la domination américaine du genre. L’histoire des séries aux Etats-Unis est structurée en trois âges d’or. Nous ne pouvons en retracer l’intégralité ici, mais posons les principaux jalons en regard de la situation française qui nous intéresse.

 

Le premier programme qualifié officiellement de « série télévisée » date de 1951, il s’agit d’I love Lucy aux Etats-Unis : cette comédie techniquement innovante (la pellicule cinématographique remplace le direct, ce qui permet de la rediffuser), a connu un très large succès. Côté français, la première série remonte à 1958 (Les Cinq Dernières Minutes).

Pendant que l’industrie de la fiction se met en place aux Etats-Unis, le télé-feuilleton est très largement méprisé en France. La grille des programmes de la Radio Télévision Française ne permet pas à ce type de divertissement de s’installer. Par conséquent, durant les deux premières décennies de production, « les fictions françaises à épisodes ont gardé cet aspect "artisanal" »[2]. De plus, jusqu’en 1961 il n’y a qu’une seule chaîne de télévision, qui diffuse essentiellement en soirée, tandis que la télévision américaine est d’emblée commerciale et concurrentielle avec six networks créés dans les années 1940. Ce long monopole d’Etat qu’a connu la télévision française explique que l’idée du choix et de la mise en compétition des programmes ne soit apparue que très tardivement en France.

 

Le deuxième âge d’or des fictions télévisées commence dans les années 1980 aux Etats-Unis. Dans l’hexagone, Dallas est critiqué par les élites intellectuelles alors que le public semble conquis ; la saga familiale « réveille le vieux complexe français face au géant américain »[2]. L’ensemble du paysage audiovisuel évolue au cours de cette décennie (privatisations, chaînes à péage ou câblées) mais il ne semble pas encore convaincu par la série télévisée. Tandis que le format de 90 minutes (films de cinéma, téléfilms unitaires, émissions de variété) devient majoritaire et uniformise les grilles, les séries américaines elles sont diffusées en ‘remplissage’ en journée. De plus,  

 

« La mauvaise image de La Cinq, qui a diffusé entre 1986 et 1992 principalement des séries américaines médiocres, puis des sitcoms AB produites à la chaîne pour distraire la jeunesse, achèvent de discréditer la valeur culturelle des séries télévisées en France. » [2]

 

Le revirement s’opère avec l’apparition de la Quality Television au début des années 1990. Dans le contexte concurrentiel américain entre networks et chaînes du câble généré par la dérégulation de l’audiovisuel américain (« entamée au milieu des années 1970 pour augmenter la diversité et la qualité des programmes »[10]), une décision industrielle vient bouleverser le secteur de la fiction :

 

« Le changement absolu, radical, qui produit pour effet le monde de la télévision dans lequel on vit, c’est la décision de mettre les séries le soir, et donc de commencer à s’adresser à des gens qui reviennent du travail. »[11]

 

Auparavant, les séries télévisées étaient destinées à un public déterminé par son « désœuvrement » (comme les soap opera pour les femmes au foyer). C’est la « révolution HBO » : les chaînes câblées américaines, qui fonctionnent sur le modèle de l’abonnement, adoptent une plus grande liberté de ton et réinventent le genre sériel. C’est ainsi en raison de « transformations structurelles de l’industrie et l’éclatement du quasi monopole des grands networks à partir des années 80, que les séries commencent à acquérir les qualités de narration sociale qu’on leur connaît aujourd’hui, au point d’avoir supplanté les films de cinéma sur ce terrain »[12].

 

Le troisième âge d’or américain s’inscrit dans cette logique : l’offre de séries de qualité, à destination d’un public exigeant et plus ambitieux, explose dans les années 2000 avec l’apparition des nouvelles chaînes comme FX, Showtime ou AMC. Longtemps considérée comme « un simple divertissement inféodé au politiquement correct des annonceurs. Une machine à décérébrer, un vice, une tranche de fiction bâclée entre deux salves de publicités »[13], la série télévisée est devenue une valeur de référence culturelle. Cela est notamment dû, comme l’explique Pierre Serisier, à la complexification narrative du genre s’adressant à des téléspectateurs plus avertis. En France, si les séries bénéficient désormais d’une « légitimité culturelle totale »[14], on comprend que ce plébiscite reste tout relatif :

 

« L’histoire de la programmation de ces fictions à épisodes, étrangères ou nationales, révèle parfaitement la relation complexe des Français, et plus particulièrement des dirigeants des chaînes de télévision, avec ces programmes de divertissement dont ils ne sauraient se passer tout en culpabilisant de les aimer autant. »[2]

 

 

 

 

[1] Milot, Olivier. « "Les Enfoirés" et TF1 au top des meilleures audiences télé 2013 » Télérama.fr, 31/12/2013.

[2] Boutet, Marjolaine. « Depuis quand les Français sont-ils accros aux séries TV ? » Inaglobal.fr, 24/04/2014.

[3] Selon l’expression utilisée dans le rapport de la Mission Chevalier [Chevalier (Pierre), Pialat (Sylvie), Philippon (Franck). - Fiction française : Le défi de l’écriture et du développement. - Rapport de la Mission Chevalier. - Mars 2011.]

[4] Jeangène Vilmer, Jean-Baptiste. « Pourquoi la philosophie s’intéresse-t-elle aux séries télévisées ? ». La Cité. Journal bimensuel (Suisse), 20, 22 juin - 6 juillet 2012, p. 17.

[5] Dont l’article publié en 2003 retrace efficacement l’évolution de la place de la télévision dans les recherches : Pasquier, Dominique. « La télévision : mauvais objet de la sociologie de la culture », CNRS/EHESS, 10/10/2003.

[6] Préface d’Eric Maigret in Décoder les séries télévisées / sous la direction de Sarah Sépulchre, op. cit. (p. 5).

[7] Jost (François). – Comprendre la télévision et ses programmes, op. cit. (p. 12-14).

[8] Raynaud, Manuel. « Un sacré ciné ». Dimension série, blog d’Arte, 11/04/2014.

[9] Entretien avec Pierre Langlais, Journaliste spécialiste des séries pour Télérama.

[11] Molénat, Xavier. « Comment les séries sont entrées dans nos vies » op. cit.

[12] Entretien avec Tristan Garcia, co-directeur de la série des séries, collection sur les séries télévisées aux PUF.

[13] Les séries télévisées / dossier coordonné par Olivier Donnat et Dominique Pasquier., op. cit. (p. 15).

[14] Ahl, Nils C. « Art en séries ». Le Monde, 18/04/2013.

[15] Citation de Tristan Garcia dans « Des séries télé devenues des objets d’étude », i24news.tv, 5/12/2013.

1ère partie

Anchor 13

Lecture linéaire du mémoire

1.2. Le complexe français
1.2.1. Un contenu "mal né"

"Les enjeux de responsabilité associés aux séries télévisées"

Réflexion sur la notion de divertissement responsable,

dans le contexte audiovisuel français

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