1ère partie
1.1. Un genre devenu incontournable
1.1.2. Un outil stratégique pour les chaînes

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Mémoire > 1ère partie / Les séries, entre art et divertissement : un genre télévisé à part
1.1.2. Un outil stratégique pour les chaînes
Aujourd’hui, les soirées sans série au programme télévisé sont devenues exceptionnelles. Il s’agit d’un véritable phénomène audiovisuel et de société, auquel la France n’échappe pas. Cela peut s’expliquer notamment « (…) parce qu’elles s’adaptent parfaitement à la diffusion télévisuelle, mais également en raison du type de fictionnalité qu’elles ont su développer »[1]. Les séries sont devenues des atouts stratégiques forts pour les chaînes dans un environnement ultra concurrentiel.
Profusion de l’offre et forte appétence des publics
Depuis les années 1990, les séries télévisées prennent une place croissante au sein de la programmation audiovisuelle. Selon une étude de Médiamétrie (février 2014[2]), 61% des Français déclarent regarder une fiction française au moins une fois par semaine. La dernière enquête sur les Pratiques culturelles des Français, publiée par Olivier Donnat en 2009[3], montrait déjà leur goût pour les séries télévisées : 76% des personnes interrogées citaient spontanément au moins un titre de série ou feuilleton, et près de la moitié (45%) en citaient au moins trois. Cette étude soulignait déjà que grâce à la très grande diversité des séries accessibles, « tant au plan du contenu que des modalités de (re)diffusion (…), l’offre est suffisamment riche pour que chacun y trouve un programme répondant à ses attentes »[4].
Les séries télévisées sont incontournables depuis longtemps. Dans les années 1970-80, elles rassemblaient déjà de très nombreux téléspectateurs, à l’instar du feuilleton Dallas déjà évoqué. Pour Arnaud Jalbert, « ces séries phénomènes ont toujours été (…) vecteurs de communication, de communautés, de discussion populaire »[5]. Il convient cependant qu’après un léger ralentissement « peut-être lié à une baisse de qualité », la progression a repris sans doute en raison de la multiplication des medium donnant accès aux fictions sérielles. L’historienne Marjolaine Boutet interprète cela par un effet de génération en France : « Les gens qui sont en passe d’être dominants, ou qui le sont déjà, sont, culturellement, des enfants de la télévision »[6].
Les séries, outil de fidélisation des publics
Nous l’avons vu, les séries télévisées disposent d’une temporalité spécifique qui leur permet « d’infuser » la vie de leurs publics. Leur programmation régulière, l’empathie à l’égard des personnages, la récurrence des intrigues, fidélisent les téléspectateurs qui s’attachent à l’univers, à l’histoire et aux héros. Lors de notre entretien, Marie Guillaumond a effectivement rappelé que « C’est le propre de la télévision que de fidéliser et de créer cet attachement. L’attachement naît des personnages, qu'on aime voir évoluer »[7].
Quant à l’art du suspens, essentiel aux séries, pour Séverine Barthes, il s’agit d’un outil supplémentaire de fidélisation des publics. Outre les cliffhangers, la chercheuse s’est intéressée aux premiers et derniers épisodes des séries (Season premiere et Season finale pour les initiés), qu’elle considère comme « des jalons importants puisqu’ils doivent respectivement relancer l’intérêt du public pour l’année qui s’ouvre et provoquer un suspense insoutenable pour que les téléspectateurs reviennent quatre mois pus tard »[8]. De même, le générique constitue à ses yeux un « moment extrêmement rhétorique » et ingrédient essentiel à la fidélisation.
Or l’attachement des téléspectateurs aux séries dépasse les frontières du petit écran : avec l’explosion du transmédia, 76% des téléspectateurs recherchent des informations sur leur fiction préférée avant, pendant ou après sa diffusion[9]. Cet autre phénomène spécifique au contenu sériel permet aux auteurs de fictions d’aller plus loin et de proposer « une expérience multi-supports en lien avec la vie réelle du public »[10]. Pour revenir aux caractéristiques des séries contribuant à la fidélisation des téléspectateurs, nous distinguerons les séries « bouclées » des séries « feuilletonnantes ». Les premières présentent au téléspectateur une intrigue tenant sur la durée d’un épisode, tandis que les secondes voient leurs arcs narratifs se développer sur plusieurs épisodes. Ces dernières, qui se sont particulièrement multipliées ces dernières années, sont évidement davantage propices à attiser la curiosité du public :
« (…) la trame narrative, qui jadis était toute entière à l’intérieur de chaque épisode d’une série, court désormais sur plusieurs ou au travers de la série dans son intégralité. L’attente de la suite fidélise le téléspectateur.» [11]
Les séries, des « armes de distinction massive »
Outils de fidélisation, les séries contribuent également à l’image de marque des chaînes et à leur ligne éditoriale. En 2013, d’après Médiamétrie, la fiction représentait 42% des programmes des pays étudiés, en hausse de 4 points par rapport à 2012[12]. La Directrice du pôle Etudes Internationales d’Eurodata TV Worldwide note à cette occasion que « L’analyse des tops 10 des programmes (hors sport) de 70 territoires reflète le bouillonnement créatif dont fait preuve le secteur de la fiction depuis plusieurs saisons déjà ». Ainsi, désormais et à l’instar de Netflix (dont la série House of Cards diffusée en 2013 a provoqué une petite révolution dans le monde de fiction), la production d’une série télévisée est un acte distinctif et décisif pour les nouveaux entrants sur le marché du divertissement[13].
En France, certaines chaînes ont clairement misé sur des stratégies de ce type. Arte, par exemple, a décidé d’investir dans un petit nombre de créations originales fortement identitaires. Le directeur éditorial de la chaîne franco-allemande indique d’ailleurs : « Les séries comme Borgen, Ainsi soient-ils, ou Real Humans sont nos couleurs et s’inscrivent dans une ligne éditoriale cohérente »[14]. Pour ce faire, Arte France a consacré une part importante de son budget 2013 à la fiction (25 millions d’euros, soit 16,5% du coût des programmes)[15].
Canal+ est un acteur majeur de la création originale en France. Pour Fabrice de la Patellière, directeur de la fiction et des coproductions de la chaîne cryptée, « la création originale est une des armes pour se battre contre les nouveaux entrants. La série est quelque chose de très identifiant et ce sont les contenus forts et originaux qui nous aideront à résister »[16]. Le budget en est d’autant plus conséquent (50 millions d’euros) et l’ambition est de financer la production de quatre séries par an[15]. Pour satisfaire et conserver ses abonnés (dont 70% citent la série comme motivation d’abonnement[15]), la chaîne a réaffirmé ce positionnement stratégique en lançant, en septembre 2013, une chaîne dédiée aux séries (Canal+ Séries).
Ainsi, les séries télévisées constituent aujourd’hui un genre à part entière et sont devenues incontournables tant dans la consommation audiovisuelle des Français que dans les stratégies des chaînes. Pourtant, comme l’indique la dernière étude du CSA sur les audiences de la fiction dans les grands pays européens en 2013[17] et comme nous l’a signalé Françoise Laborde : « la France est dans une situation tout à fait particulière : on est le seul pays européen où on regarde en priorité les séries étrangères et qui a assez peu, voir très peu, de séries nationales »[18]. Intéressons-nous maintenant aux facteurs explicatifs d’une telle situation.
[1] Esquenazi (Jean-Pierre). « Pouvoir des séries télévisées », Communication, 25/02/2014.
[2] « Etude exclusive sur la fiction française », Médiamétrie - Communiqué de presse 5/02/2014.
[3] Les séries télévisées / dossier coordonné par Olivier Donnat et Dominique Pasquier, op. cit. (p. 11-12).
[4] Les séries télévisées / O. Donnat et D. Pasquier., ibid. (p. 13).
[5] Entretien avec Arnaud Jalbert, Conseiller de programmes Fiction, Arte France.
[6] Ahl, Nils C. « Art en séries ». Le Monde, 18/04/2013.
[7] Entretien avec Marie Guillaumond, Directrice adjointe à la Direction artistique de la fiction de TF1.
[8] Barthes, Séverine. – « Production et programmation des séries télévisées » in Décoder les séries télévisées, op. cit. (p. 67).
[9] « Etude exclusive sur la fiction française », Médiamétrie - Communiqué de presse 5/02/2014.
[10] Barthes, Séverine. – « Production et programmation… », ibid. (p. 69)
[11] Villez (Barbara). - Séries télé : visions de la justice, op. cit.. (p. 22).
[12] « Une année TV dans le Monde ; mutations technologiques & contenus renouvelés », Médiamétrie - Communiqué de presse Eurodata TV Worldwide, 26/03/2014.
[13] Sotinel, Thomas. « Le trône d’argile des séries télévisées ». Le Monde, 16/04/2014.
[14] Psenny, Daniel. « L’empreinte des séries ». Le Monde, 18/04/2014.
[15] Lacarrière, Cyril. « Les séries télés, outils de fidélisation des chaînes françaises ». L’Opinion, 09/10/2013.
[16] Lacarrière, Cyril. « Les séries télés, armes de distinction massive ». L’Opinion, 22/05/2014.
[17] « Les audiences de la fiction dans les grands pays européens en 2013 », CSA, 02/06/2014, voir l’extrait de l’étude en annexe.
[18] Entretien avec Françoise Laborde, Membre du CSA.
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Profusion de l'offre et forte appétence des publics
"Les enjeux de responsabilité associés aux séries télévisées"
Réflexion sur la notion de divertissement responsable,
dans le contexte audiovisuel français