top of page
1.1. Un genre devenu incontournable
1.1.1. Les caractéristiques des séries télévisées

1ère partie

 

Mémoire > 1ère partie / Les séries, entre art et divertissement : un genre télévisé à part

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Après un raccourci récurrent du développement durable au seul volet environnemental, il en est un autre qui semble avoir ralenti, si ce n’est induit en erreur, la prise de conscience des enjeux RSE des médias : l’expression « les médias » fait fréquemment référence aux seules activités journalistiques d’information ou d’investigation, oubliant les industries culturelles et créatives qui la composent.

Tout comme l’on distingue les contenus d’« information » de ceux de « divertissement », nous proposons dans cette étude de nous interroger sur les enjeux de responsabilité propres aux contenus de divertissement.

 

 

1.1.1.   Les caractéristiques des séries télévisées

 

La série télévisée trouve ses origines narratives dans les romans-feuilletons du XIXe siècle et partage avec eux le principe de la création d’un univers fictionnel dans lequel le lecteur / téléspectateur s’immerge sur plusieurs épisodes. En effet, les séries télévisées ont hérité des grands genres fictionnels établis progressivement par le théâtre, le roman-feuilleton ou encore les feuilletons radiophoniques. Du policier au fantastique, en passant par le sentimental, tous les registres du genre fictionnel ont été repris par les séries, qui en ont adapté les contours afin de correspondre aux « contraintes spécifiques de la télévision »[1].

 

 

Contrainte de cohérence, vraisemblance et suspension d’incrédulité

 

Selon Jean-Pierre Esquenazi, « le but d’une série télévisée est de déployer et de développer un "univers fictionnel" »[2]. Le monde imaginaire proposé et les personnages qui le composent n’existent que parce que le téléspectateur accepte d’entrer dans cet univers, d’y « participer ». 

Pour ce faire, l’auteur doit faire en sorte que son univers fictionnel semble cohérent et vraisemblable au téléspectateur. Plusieurs astuces narratives, des « voies d’accessibilité de la fiction »[3], permettent de créer cette immersion consentie dans une autre réalité. Ainsi, les liens avec le réel et les références à l’actualité fournissent des repères facilement acceptables au téléspectateur. L’équilibre entre les éléments empruntés au réel et ceux issus de l’imagination de l’auteur doit faire de l’ensemble un tout cohérent. En effet, ce n’est pas tant la dimension réaliste de la fiction qui fait y adhérer le téléspectateur, mais son degré de vraisemblance. Or la compréhension de la fiction qui repose sur cette vraisemblance s’évalue en regard de l’expérience du monde qu’en a le téléspectateur. En « feignant de faire référence à notre monde »,  et pour pouvoir passer outre les invraisemblances inhérentes à tout récit, la fiction repose sur la suspension d’incrédulité dont fait preuve le  téléspectateur :

 

« Dans la mesure où le spectateur admet que le réalisateur n’est pas obligé de justifier la réalité de ce qu’il montre, il suspend son incrédulité et accepte de croire en un monde en partie inventé. » [4]

 

De même, le recours à des questionnements, situations ou réflexions universellement partagés induira l’adhésion des téléspectateurs - aux interprétations variées - à un même univers fictionnel. Ce point est souvent illustré grâce aux recherches, parmi les plus significatives des Cultural Studies, réalisées sur le feuilleton Dallas. Fortement ancrée sur les plans sociologique et géographique, la saga de la famille de riches producteurs texans de pétrole « s’inscrit dans la lignée de ces récits "primordiaux" fondés sur des mythologies universelles et intemporelles »[5]. Les intrigues basées sur des sentiments communs à l’humanité (l’amour, la haine, la jalousie, la trahison, la famille) trouvent un écho dans des sociétés culturellement différentes, ce qui a contribué au succès mondial de la série.

Donc pour qu’il y ait immersion dans l’univers fictionnel, il faut que celui-ci entre en résonnance avec l’existence du téléspectateur tout en coexistant avec la réalité. Ce que Jean-Pierre Esquenazi appelle une « paraphrase » de la situation réelle du téléspectateur, conduit ce dernier à s’identifier non pas à l’un des personnages, mais plus métaphoriquement aux concepts et valeurs développés dans la fiction et qui font écho à son existence.

 

 

Amplitude temporelle, rythme et répétition

 

Ces éléments constitutifs de l’univers fictionnel (cohérence, « réalisme », vraisemblance,…) prennent une dimension particulière en raison de la temporalité unique des séries télévisées.

En effet, comme nous l’a indiqué Arnaud Jalbert lors de notre entretien, à la différence des fictions que l’on qualifiera d’ « unitaires », l’originalité du format des séries télévisées réside dans leur « capacité à développer des univers, des personnages et des thématiques sur un temps long, en explorant tous les recoins du sujet, de l’âme humaine »[6]. Ainsi, tandis qu’un film de cinéma ne dispose que d’un temps limité (environ deux heures) pour plonger le téléspectateur dans son univers, la série télévisée bénéficie de mois ou d’années pour obtenir cette immersion.

Parfois calquées sur le rythme de la vie de leurs téléspectateurs (par exemple, la série 24 heures – dont les épisodes sont construits selon un parallélisme exact entre l’écoulement des temps réel et fictif – ou le feuilleton quotidien français Plus belle la vie – qui recourt très largement aux symétries spatio-temporelles[7]), les séries peuvent vieillir en même temps que leurs publics et ainsi densifier la complexité de l’univers fictionnel[8]. Il ressort d’ailleurs de notre entretien avec Tristan Garcia que la « suspension d’incrédulité » est accentuée par ce rapport à la temporalité propre aux séries télévisées : « il y a un temps en pointillés, (…) qui vient se surimposer à notre ligne de vie en l’occupant pendant un certain temps »[9].

D’un point de vue narratif, le genre sériel est profondément marqué par le besoin constant de stimuler l’intérêt du téléspectateur. Séverine Barthes rappelle effectivement que l’écriture même des fictions est « directement influencée par la publicité »[10]. Pour ménager le suspense, les séries télévisées déploient une panoplie de « ralentisseurs d’intrigue »[11], dont le plus connu d’entre eux le cliffhanger : destiné à clore un épisode en suspendant l’action ou l’intrigue à un moment crucial, il contraint le téléspectateur à regarder l’épisode suivant. L’invention de ce procédé narratif est une nouvelle fois attribuée aux scénaristes de Dallas :

 

« C’est ainsi que 80% des foyers américains (soit 90 millions de personnes) allument leur poste de télévision en 1980 pour regarder le premier épisode de la troisième saison de Dallas après avoir passé tout l’été à se demander qui a tiré sur J.R. »[12]

 

La répétition et la régularité font également partie des caractéristiques du genre sériel. Le retour d’une formule narrative identique d’un épisode à l’autre facilite l’immersion dans l’univers fictionnel. Retrouvant ainsi ses repères, le téléspectateur peut davantage se concentrer sur le fond de l’intrigue. Le plaisir généré par la répétition dans l’univers sériel est à rapprocher, comme l’explique Umberto Eco en 1985[13], de celui que ressent l’enfant qui demande encore et encore son histoire préférée. En créant un véritable rendez-vous avec des personnages et un schéma narratif, la série permet de développer une vraie complicité avec le téléspectateur.

Cette « relation » est d’autant plus forte que la temporalité sérielle, spécifique et constitutive du genre, est amplifiée par les diffusions et rediffusion des séries.

 

 

Proximité, intimité et familiarité

 

Les séries télévisées sont caractérisées par l’attachement des téléspectateurs décuplé par l’amplitude temporelle unique de ce genre, sa nature répétitive et régulière, mais aussi par un processus d’identification beaucoup plus intense. 

Dans le même article de 1985, Umberto Eco expliquait que « [la] reconnaissance immédiate du héros produit (…) un effet de familiarité qui n’est pas loin de représenter l’un des caractères fondamentaux du média télévision. (…) la série récurrente prolonge la sphère familiale à domicile »[13]. En effet, le caractère intime de cette relation est l’un des facteurs explicatif du succès des fictions sérielles. Aussi, un sentiment de familiarité plus intense se construit avec un personnage de série qu’avec un personnage de cinéma. L’attachement est plus profond, et l’impact sur le téléspectateur en est d’autant plus fort[14]. Nous avons retrouvé ce constat lors de notre entretien avec Marie Guillaumond pour qui la force d’une série réside dans cet attachement aux personnages :

 

« Ce qui est fort dans la série télé – et je parlais d’attachement et d’empathie avec les personnages, c’est qu’évidemment

il y a une projection sur les personnages qu’on va aimer aimer ou aimer détester mais du coup auxquels on va s’attacher.» [15]  

 

Si l’on reprend le cas de Plus belle la vie, fort exemplaire en raison de sa diffusion quotidienne, on constate que les personnages évoluent dans un univers fictionnel extrêmement proches de celui des téléspectateurs, notamment d’un point de vue chronologique. Au bout de dix ans de « fréquentation », ces personnages fictifs deviennent des proches (des « familiers »[16]). C’est exactement la même idée qu’évoque le philosophe Thibault de Saint-Maurice au sujet d’une célèbre dramedy (mélange de comédie et de drame) américaine : « Quand vous avez passé six ans avec Bree, Gaby, Susan et Lynette dans Desperate Housewives, elles font partie de votre famille élargie »[17].

 

En écho aux propos d’Olivier Aïm[18] et au vu de ces caractéristiques propres au genre sériel, nous pouvons considérer que la série télévisée constitue une forme et un genre à part entière, mêlant fiction, art de la narration, récit et théâtre. Une formulation de Pierre Langlais relevée lors de notre entretien résume bien notre propos : « (…) la série a cette particularité qu’elle s’insère, moins violemment, mais plus insidieusement et plus longuement dans notre quotidien »[19]. L’on comprend bien ainsi dans quelle mesure les séries télévisées sont amenées à occuper une place importante dans la vie des téléspectateurs. Or, comme l’évoque la réalisatrice Agnieszka Holland, « cette proximité est au cœur de l’influence de la fiction télévisée sur la société (…) »[20].

 

Nous allons maintenant voir en quoi le genre sériel est également incontournable du côté de l’offre, au sein des grilles de programme des chaînes.

 

 

 

[1] Note de lecture « Jean-Pierre Esquenazi, Les séries télévisées : l’avenir du cinéma ? » par Combes (Clément.) in Les séries télévisées / dossier coordonné par Olivier Donnat et Dominique Pasquier., op. cit. (p. 251).

[2] Esquenazi (Jean-Pierre). – « Séries télévisées et "réalité" : les imaginaires sériels à la poursuite du réel » in Décoder les séries télévisées, op. cit. (p. 194)

[3] Jost (François). – Comprendre la télévision et ses programmes, op. cit. (p.85-87).

[4] D’après Coleridge, cité dans Jost (François). – Comprendre la télévision et ses programmes, ibid.  (p. 81).

[5] Pasquier (Dominique). - « Dallas… The export of meaning, cross cultural readings of Dallas » Réseaux, 1991, (p. 142).

[6] Entretien avec Arnaud Jalbert, Conseiller de programmes Fiction, Arte France.

[7] Entretien avec Sarah Belhassen, Scénariste de Plus belle la vie.

[8] Esquenazi (Jean-Pierre). « Pouvoir des séries télévisées », Communication, 25/02/2014. Pour en savoir plus sur la structure et la densification des univers fictionnels, voir en annexe.

[9] Entretien avec Tristan Garcia, co-directeur de la série des séries, collection sur les séries télévisées aux PUF.

[10] Barthes (Séverine). – « Production et programmation des séries télévisées » in Décoder les séries télévisées, op. cit. (p. 33)

[11] Buxton (David). – Les séries télévisées. Forme, idéologie et mode de production. – Paris : L’Harmattan, 2011.

[12] Boutet (Marjolaine). – « Histoire des séries télévisées » in Décoder les séries télévisées, op. cit. (p. 33).

[13] Eco, Umberto. « Innovation & repetition: between modern & postmodern aesthetics ». Daedalus, Fall 1985.

[14] Sandra Laugier citée dans Ahl, Nils C. « Art en séries ». Le Monde, 18/04/2013.

[15]  Entretien avec Marie Guillaumond, Directrice adjointe à la Direction artistique de la fiction de TF1.

[16] Le Naour (Jean-Yves). – Plus belle la vie : la boîte à histoires. - Paris : PUF, 2013. (p. 45-46).

[17] Lutaud, Lena. « Des séries américaines d’influence ». Le Figaro, 09/12/2010.

[18] Aïm, Olivier. « La série télévisée comme machine à voir », Entrelacs, 01/08/2012.

[19] Voir entretien avec Pierre Langlais, Journaliste spécialiste des séries pour Télérama.

[20] Ahl, Nils C. « Art en séries ». Le Monde, 18/04/2013.

 

Anchor 5
Anchor 6
Anchor 7

Lecture linéaire du mémoire

"Les enjeux de responsabilité associés aux séries télévisées"

Réflexion sur la notion de divertissement responsable,

dans le contexte audiovisuel français

© 2014 by Barbara WEILL. Created with Wix.com 

bottom of page