




Mémoire > 2ème partie / Les séries télévisées, miroirs ou moteurs de la société :
des enjeux de responsabilité spécifiques
2.1.3. "Miroir, mon beau miroir"
Un miroir déformant
Revenons sur les notions de fiction et de miroir. Pour mémoire, en latin fictio signifie « tromperie » et par extension, quelque chose qui s’oppose à la réalité. Comme le recommande François Jost[1], sans aller jusqu’à dire qu’il s’agit d’un mensonge, il serait raisonnable de prendre en compte le caractère nécessairement déformé et déformant du reflet que les séries télévisées peuvent donner de la société.
Jean-Pierre Esquenazi utilise à ce titre le terme de « paraphrase ». Il souligne ainsi le fait que les univers fictionnels créés, en ce qu’ils ont recours aux lois de la fiction, ne peuvent présenter qu’une réalité alternative.
« La notion de paraphrase permet d’éluder le terme presque impossible à utiliser de reflet : un univers réel n’est jamais le double d’un univers réel et une fiction ne reflète pas le réel. »
« Elle [la fiction] le [le réel] redit mais différemment, ce qui est l’exacte définition d’une paraphrase, sauf que la paraphrase fictionnelle ne se réduit pas à transformer une phrase mais un univers (ou une portion d’univers). » [2]
Le feuilleton quotidien Plus belle la vie, dont l’ambition réaliste est explicitement affichée par les réalisateurs, n’offre en réalité qu’une image biaisée, une « image aseptisée » même selon certains de la ville de Marseille, une version « sans accent », ce qui est un « comble pour un feuilleton qui fait l’apologie de la diversité et du métissage, que de pratiquer sans s’en rendre compte une forme de discrimination ! »[3]. Aussi, pour Marjolaine Boutet, Plus belle la vie ne serait « pas réaliste mais elle est vraisemblable »[4].
Par ailleurs, les scénaristes du feuilleton de France 3 abordent des sujets d’actualité, dont des questions de société parfois polémiques. Pour les auteurs, « il ne s’agit pas de donner un avis mais de confronter les points de vue ». Comme l’exprime Sarah Belhassen, l’une des coscénaristes que nous avons rencontré, ils veillent ainsi à répartir équitablement l’ensemble des points de vue possibles, les pour, les contre, les sans opinion, parmi leurs personnages.
« (…) Parce que c’est une réalité, tout le monde ne pense pas de la même façon. Et on n’a pas envie non plus de noircir les gens qui pensent autrement. »[5]
L’institutrice Blanche Marci incarne les valeurs de gauche, tandis que le personnage de Mirta Torres porte des opinions plus conservatrices.
Figure 5 : Les personnages de Pus belle la vie, Blanche Marci et Mirta Torres,
porteuses d’opinions contrastées
Comme le relate Jean-Yves Le Naour, pour le producteur de la série, Hubert Besson,
« Nous ne sommes pas là pour prendre position, (…) mais pour exposer des points de vue. Nous faisons toujours attention de donner la parole au pour et au contre, sans nous engager définitivement. »[6]
Mais l’auteur se demande malgré tout si les scénaristes sont aussi neutres qu’ils le prétendent. En effet, dans la façon dont ils abordent certains sujets, en choisissant de montrer telle intrigue et telle résolution, « Plus belle la vie prend parti, consciemment ou non, dans le débat politique »[7].
Un point de vue (visionnaire ?) d’auteur, d’artiste
Quand nous évoquons la façon de présenter les femmes dans la série ou la reproduction intentionnelle de stéréotypes, la scénariste Sarah Belhassen nous rappelle que, pour l’auteur, l’objectif est de raconter une histoire. Elle définit son métier comme « l’invention, la création d’un univers, de quelque chose de vivant à partir de rien ». Et pour elle, dénoncer est un autre métier.
« On est aussi là pour raconter aux gens des histoires qui les touchent, qui les émeuvent, qui les bouleversent et pour ça on crée des personnages marqués, complexes, ou stéréotypés s’il le faut. C’est quand même ça notre premier rôle. »[5]
Si nous admettons que les scénaristes ne peuvent pas - ou peuvent ne pas - « avoir une arrière-pensée politique » à chaque fois qu’ils écrivent une histoire, comme Sarah Belhassen nous le disait, nous pensons que les scénaristes se doivent d’avoir conscience de l’influence qu’ont leurs fictions sur la société. L’objectif ne doit certes pas être de faire passer un message politique. Mais les scénaristes doivent restreindre, et uniquement au service de l’histoire, ce qui pourrait sembler donner une image négative ou erronée de la société. Nous le verrons, plusieurs facteurs permettent d’arriver à cet équilibre.
En outre, sur ce point Sarah Belhassen était parfaitement d’accord avec nous, les scénaristes, auteurs, artistes tendent à la société un miroir déformé certes, mais souvent visionnaire. La prospective au sein de France Télévisions, c’est le domaine de Catherine Lottier[8]. Pour elle, il est essentiel que les programmes soient à l’écoute des faits de société, de l’actualité, des tendances sociétales. Bruno Patino, directeur général délégué aux programmes, aux antennes et aux développements numériques de France Télévisions utilisait au colloque « En avant toutes ! » la théorie des particules pour expliquer que les séries doivent être le reflet de la société telle qu’elle existe, c'est-à-dire être le reflet de la société à l’instant T (photographie) ainsi que des « forces à l’œuvre et du déplacement de la société », en l’occurrence au sujet de la place des femmes. A cet égard, nous aimerions également citer un autre passage du discours de Rémy Pflimlin le 11 mars 2014 :
« La meilleure fiction possible, c’est une fiction qui nous permet de nous projeter dans une société en mouvement. (…) Avant tout, la fiction, c’est le résultat du travail de créateurs. Et la création telle que je l’entends, est en avance sur la société, quelque soit le domaine de la création. Parce que le créateur, a priori, a une vision du monde dans lequel il est, de la société, qui est différente du commun des mortels. Et en cela il éclaire. Il éclaire dans tous les arts. Il éclaire dans la fiction.»[9]
[1] Jost (François). – Comprendre la télévision et ses programmes, op. cit. (p. 80).
[2] Esquenazi (Jean-Pierre). « Séries télévisées et ‘réalités’ : les imaginaires sériels à la poursuite du réel » in Décoder les séries télévisées, op. cit. (p. 198).
[3] Le Naour (Jean-Yves). – Plus belle la vie : la boîte à histoires, op. cit. (p. 70).
[4] Citée par Langlais, Pierre. « Plus belle la vie ou le réalisme télévisé ». Slate.fr, 7/02/2010.
[5] Entretien avec Sarah Belhasen, Scénariste de Plus belle la vie.
[6] Le Naour (Jean-Yves). – Plus belle la vie : la boîte à histoires, op. cit. (p. 116).
[7] Le Naour (Jean-Yves), ibid. (p. 173).
[8] Entretien avec Catherine Lottier, Directrice de la veille et de la prospective programmes, France Télévisions.
[9] Colloque « En avant toutes ! » organisé par France Télévisions le 11 mars 2014 (2ème édition).
2ème partie
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Un miroir déformant
2.1. Refléter la société, une ambition sérielle
2.1.3. "Miroir, mon beau miroir"

Lecture linéaire du mémoire
(c) DR
"Les enjeux de responsabilité associés aux séries télévisées"
Réflexion sur la notion de divertissement responsable,
dans le contexte audiovisuel français