




Mémoire > 2ème partie / Les séries télévisées, miroirs ou moteurs de la société :
des enjeux de responsabilité spécifiques
Les séries télévisées revêtent ainsi une fonction que l’on ne leur prêtait pas au départ, celle d’« éclairer le monde ». Comme le philosophe Thibault de Saint-Maurice l’affirme, « ces séries nous obligent à reconsidérer le sens traditionnellement attribué au divertissement. Au lieu de s'abrutir devant la télé, on revient à la réalité en s'étant enrichi »[1].
2.2.1. Des fonctions pédagogiques
Au-delà du divertissement, l’apprentissage
Selon François Jost, toutes les séries majeures révèlent au téléspectateur un monde inconnu en le lui rendant accessible (grâce notamment aux voies d’accessibilité mentionnées précédemment). Il estime ainsi que « l’apport cognitif d’une série »[2] se décompose en trois types de savoirs :
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Le savoir encyclopédique du monde,
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Le savoir-faire et les compétences professionnelles,
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Le savoir-être (la gestion des comportements) – nous aborderons ce point par la suite.
Les fictions, au-delà de simplement nous divertir, nous apportent du savoir et du savoir-faire. Les séries télévisées dont l’intrigue repose sur un milieu professionnel contribuent à « [combler] notre désir de savoir, ce que les scolastiques appelaient la libido cognoscendi »[2].
Il faut ici se référer aux principales caractéristiques du genre sériel identifiées en première partie. Le suspense est essentiel aux séries télévisées pour garantir la fidélité du téléspectateur. La fiction recourt à des procédés narratifs destinés, non pas uniquement à le divertir, mais à le surprendre, à éveiller sa curiosité et à solliciter son attention. En le mettant à contribution, en l’invitant à observer et à déduire, à découvrir un vocabulaire technique, la série stimule le public qui reste actif devant son écran. Barbara Villez dit à ce propos que la fiction (re)met le téléspectateur « au travail »[3].
L’inattendu et l’incertitude sont permis par les autres caractéristiques de la série qui assurent un minimum de régularité et de récurrence nécessaire à la forme sérielle. Par sa temporalité, sa répétition, sa proximité, la série met le téléspectateur dans une situation de confort propice à ces apprentissages. Il a ses repères, reconnaît les personnages qui lui sont devenus familiers, retrouve un schéma narratif, ce qui lui permet d’aller directement et « rapidement à l’essentiel »[4]. C’est sur cet équilibre entre l’identique et le variable que se fonde le fort potentiel pédagogique de la série télévisée.
Comme l’exprime Laurence Doury : « Le statut du téléspectateur régulier ou non joue donc un rôle important dans la manière dont le téléspectateur interprète le programme »[5]. A l’occasion d’une enquête auprès des publics français de séries télévisées policières américaines (Les Experts notamment), la chercheuse a observé que les téléspectateurs de ces séries leur reconnaissent tous la capacité de les divertir, en ce qu’ils n’ont pas besoin de « trop réfléchir ». Etant familiarisés avec l’univers fictionnel, ils peuvent s’y plonger facilement et « oublier le quotidien ». Mais ceux qui se considèrent comme des téléspectateurs réguliers, tout en étant parfaitement conscients qu’il ne s’agit « que » d’une fiction, déclarent que la série est aussi « un moyen "d’apprendre quelque chose" »[5]. Ainsi, la fonction pédagogique des séries sera davantage et plus facilement « activée », en plus de la fonction divertissante, par les téléspectateurs réguliers.
Pour Barbara Villez, il s’agit d’une méthode « d’apprentissage par le virtuel » :
« L’apprentissage par le virtuel (…). Cet apprentissage, (…) s’appuie sur une disponibilité d’esprit et un état de détente plutôt rares dans les situations d’enseignement classiques. »[6]
La révolution des séries médicales et judiciaires
Cette capacité des séries télévisées d’être porteuses de savoir et de connaissances n’a été identifiée que tardivement. En France notamment, elle était l’apanage des documentaires et des programmes d’information. A chaque type de contenu de remplir sa fonction selon le triptyque des missions de la radiotélévision de service public, « informer, éduquer, divertir ».
Figure 6 : La série Urgences (saison 1)
C’est de nouveau aux Etats-Unis que s’est opéré le changement. Dès les années 1960-70, de nombreux scénaristes « ont à cœur d’éduquer autant que de distraire »[7]. Cette volonté pédagogique se traduit par des médicales phares (Dr Kildare, Ben Casey, Dr Marcus Welby).
Dans leur lignée, nous avons vu qu’un choix industriel a été décisif dans les années 1980, celui de diffuser les séries le soir et de s’adresser « intelligemment » à un public « intelligent ». C’est ainsi qu’au milieu des années 1990, la série Urgences a révolutionné la façon dont le monde social, le monde concret du travail était représenté dans les fictions. Comme nous l’a expliqué Tristan Garcia, l’utilisation du vocabulaire médical technique par les personnages a fait réagir les téléspectateurs qui s’en sont plaints auprès de la chaîne (NBC). Mais celle-ci a maintenu sa position, choix capital pour Tristan Garcia qui l’interprète comme une manière pour la chaîne de dire à son public :
« Maintenant vous allez apprendre de la réalité, on ne va pas simplement vous donner ce que vous avez l’habitude de voir, (…), vous allez apprendre. Vous allez considérer que la série est un outil de connaissance du monde concret, du monde réel. »[8]
Martin Winckler rappelle que ces séries médicales ont eu un impact non négligeable sur le public français. Il cite notamment l’intérêt pour la série Urgences du médecin urgentiste et syndicaliste Patrick Pelloux, qui reconnaît dans un article de 2006 sa « valeur pédagogique » et son apport dans « son combat pour des soins de qualité »[9].
Les séries judiciaires ont également joué un rôle considérable dans l’appréhension et la reconnaissance des fonctions pédagogiques de la fiction. Avec leur schéma narratif répétitif, elles illustrent parfaitement l’occasion fournie au téléspectateur « de se concentrer sur le fond de l’intrigue et, à la série, de gagner en efficacité pédagogique »[7]. Pour Barbara Villez, ces séries « offrent aux citoyens des notions de droit et une connaissance de l’organisation de leur système judiciaire susceptible de participer à la construction d’une telle culture juridique »[10]. Elle souligne que les scénaristes et producteurs américains ont cherché à ce que cette « instruction » soit la plus véridique possible en intégrant des avocats dans les équipes d’auteurs. Cette pratique s’est petit-à-petit généralisée et les experts (juristes, médecins, scientifiques ou historiens) sont désormais très souvent associés à l’élaboration des fictions. En instaurant un contexte d’apprentissage implicite et ludique, tant visuel que narratif, la complicité entre les scénaristes et leurs publics – de plus en plus exigeants – se développe.
« Une collaboration, ou plutôt un jeu, s’instaure entre créateur et récepteur de fiction télévisuelle, reposant sur un décodage qui mène à "mille lectures possibles, procurant toutes une jouissance infinie". »[6]
On constate cependant qu’en France cette portée pédagogique a été et reste très peu exploitée, qu’il s’agisse de séries médicales ou judiciaires. Cela est sans doute lié au fait qu’elle n’est pas (encore) pleinement acceptée ni reconnue. En effet, si dorénavant – comme le précise François Jost – le cahier des charges des télévisions publiques « entérine le caractère pédagogique de la fiction réaliste, (…) il le limite néanmoins aux fictions qui se fondent sur des objets nobles de notre patrimoine ou sur l’Histoire avec un grand H »[2].
Figure 7 : La série Engrenages (Canal+)
La série Engrenages, création originale de Canal+ dont la première saison a été diffusée en décembre 2005, peut jouer ce rôle. Grâce à un panorama des métiers de l’ordre et du droit (policiers, avocats, procureur), elle permet aux téléspectateurs d’en savoir plus sur le fonctionnement de la justice française. Pour garantir l’authenticité des procédures et interactions, nécessairement romancées pour les besoins de la fiction, les deux coscénaristes se sont effectivement renseignés auprès d’experts :
« Pour rendre encore plus crédibles les histoires, les deux complices ont fait appel aux services du pénaliste Frédéric Bellanger et au célèbre juge antiterroriste Gilbert Thiel. »[11]
Il faut toutefois relativiser cette fonction pédagogique des séries télévisées, car, comme le souligne François Jost, si les séries satisfont une soif d’apprendre, le bénéfice symbolique que les téléspectateurs y trouvent peut se contenter de « fausses explications ». Selon lui, « l’engouement pour les séries mettant en scène des héros possédant un don d’ordre paramental, voire fantastique, atteste un besoin de croire en des "forces supérieures de l’esprit", frisant la magie »[12]. De même, pour Martin Winckler, si regarder une série « n’est pas une activité exclusivement récréative, c’est une manière d’appréhender le monde »[13], il précise cependant que le visionnage d’une fiction peut être uniquement motivé par la recherche de plaisir, de divertissement.
Mais vu l’impact pédagogique d’un contenu proche des téléspectateurs, comme le disaient Umberto Eco et Jean Daniel dès 1993 : « il serait efficace en termes d’apprentissage et économique en termes de temps de se servir des séries judiciaires pour parfaire l’éducation juridique du citoyen »[14]. Aussi, Barbara Villez est convaincue « que la télévision n’est pas utilisée au quart de son potentiel réel en matière de divertissement et d’apprentissage »[15].
Complexité narrative et réflexion
Le plaisir que ressent un téléspectateur en regardant une série télévisée est gage de son succès. Dominique Pasquier rappelle, dans son analyse de l’ouvrage d’Elihu Katz et Tamar Liebes, qu’ « aucun programme télévisuel n’impose un sens univoque à ceux qui le regardent » : l’interaction entre un texte télévisuel et son téléspectateur dans l’interprétation et la construction du sens résulte de l’ « activité de décodage » du téléspectateur[16].
La connivence entre le téléspectateur et les auteurs de la série est à l’origine d’un autre bénéfice symbolique. Ainsi, « plus on attend du public, plus ce dernier devient subtil et exigeant »[17]. Prenons l’exemple du degré de mémoire qui s’est développé dans les séries depuis l’essor de la Quality TV. Comme l’évoque Tristan Garcia, des séries feuilletonnantes cultivent la complexité en rompant leur entrelacement habituel d’arcs narratifs par un « stand alone », c'est-à-dire un épisode qui ne vaut que par lui-même. On comprend ainsi, et avec Arnaud Jalbert, que ce décryptage des codes et procédés narratifs font intimement partie du plaisir du téléspectateur :
« (…) [avec] la prolifération de la forme feuilletonnante, c’est sans doute là en tout cas où l’on trouve le plus de plaisir et de difficulté, enfin de plaisir à consommer une série. (…) Quand on aime, on est plus récompensé je pense en tant que spectateur. » [18]
D’ailleurs, en 2006, l’américain Steven Johnson a démontré dans un article publié dans le New York Times, que « regarder la télévision rend intelligent »[19]. Derrière ce titre provocateur, il explique que la complexification des structures narratives des séries télévisées (Quality TV), contribue au développement des facultés cognitives des téléspectateurs. Il compare ainsi les trames narratives d’un épisode de Starsky et Hutch (1975-79, ABC), d’un épisode de l’une des première série « chorale », Hill Street Blues (1981-1987, NBC, diffusée sous le titre de Capitaine Furillo en France), et d’un épisode des Sopranos (1999-2007, HBO).
Video 3 : Regarder la TV rend intelligent!
Figure 8 : Comparaison des trames narratives
de trois séries américaines par Steven Johnson[19]
Alors qu’un épisode de Starsky et Hutch est construit de manière très linéaire, avec seulement deux trames narratives (une qui ouvre et clôt l’épisode, l’autre qui constitue le « corps » de l’épisode), on voit bien qu’un épisode de la série Hill Street Blues est bien plus complexe : jusqu’à neuf trames narratives se succèdent tout au long de l’épisode analysé. Enfin, il décompose la structure d’un épisode des Sopranos, la série la plus ambitieuse à ses yeux : une dizaine de trames narratives se superposent et se juxtaposent, avec plus d’une vingtaine de personnages récurrents. La mémoire et les capacités analytiques du téléspectateur sont en permanence sollicitées, pour peu qu’il souhaite suivre l’intrigue.
[1] Lutaud, Lena. « Des séries américaines d’influence ». Le Figaro, 09/12/2010.
[2] Jost (François). – De quoi les séries américaines sont-elles le symptôme ?, op. cit (p. 29-30).
[3] Villez (Barbara). - Séries télé : visions de la justice, op. cit.. (p. 22).
[4] Villez (Barbara), ibid. (p. 20).
[5] Doury (Laurence). « Comment analyser les publics des séries télévisées ? » in Décoder les séries télévisées, op. cit. (p. 169-171).
[6] Villez (Barbara). - Séries télé : visions de la justice, op. cit. (p. 138-139).
[7] Boutet (Marjolaine). – « Histoire des séries télévisées » in Décoder les séries télévisées, op. cit. (p. 23).
[8] Entretien avec Tristan Garcia, co-directeur de la série des séries, collection sur les séries télévisées aux PUF.
[9] Winckler (Martin). - Petit éloge des séries télé, op. cit. (p. 79).
[10] Villez (Barbara). - Séries télé : visions de la justice, op. cit. (p. 15).
[11] Mehani, Armel. « Policiers et magistrats fans de la série "Engrenages" ! ». Le Point, 30/09/2012.
[12] Jost (François), ibid. (p. 59-60).
[13] Winckler (Martin). - Petit éloge des séries télé, op. cit. (p. 23).
[14] Eco, Umberto. et Daniel, Jean. « N’ayez pas peur de la télévision ! ». Le Nouvel Observateur n°1504, 2-3/09/1993 (p. 66-67).
[15] Villez (Barbara). - Séries télé : visions de la justice, op. cit. (p. 3).
[16] Pasquier, Dominique. « Dallas… The export of meaning, cross cultural readings of Dallas », op. cit. (p. 140-144).
[17] Villez (Barbara), ibid. (p. 27).
[18] Entretien avec Arnaud Jalbert, Conseiller de programmes Fiction, Arte France.
[19] Johnson, Steven. « Watching TV Makes You Smarter ». The New York Times, 24/04/2005.
2ème partie
2.2. Faire découvrir et faire réfléchir, le rôle cognitif des séries
2.2.1. Des fonctions pédagogiques


Extrait du Chiffroscope du 2 mars 2013 (diffusé dans l'Effet papillon sur Canal+).
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© 2005 The New York Times Company

Lecture linéaire du mémoire
"Les enjeux de responsabilité associés aux séries télévisées"
Réflexion sur la notion de divertissement responsable,
dans le contexte audiovisuel français