






Mémoire > 2ème partie / Les séries télévisées, miroirs ou moteurs de la société :
des enjeux de responsabilité spécifiques
2.2.2. Objet de discussion et d'expérimentation morale
Comme nous l’avons vu, d’après François Jost les séries transmettent également du « savoir-être ». Ces divertissements sont donc bien autre chose qu’une simple diversion de notre situation d’être mortels puisqu’ils amènent à nous questionner sur nous-mêmes et sur notre rapport aux autres. Ainsi, selon Jean-Baptiste Jeangene Vilmer :
« Les bonnes séries ne sont pas seulement des révélateurs, elles sont aussi subversives et, en suscitant des débats, participent à l’éducation des citoyens. »[1]
La forme sérielle pour appréhender et comprendre le monde
Tout comme l’art permet à la société de se voir elle-même, le récit est universellement utilisé pour comprendre le monde, les relations humaines et le sens de la vie. Il est toujours aussi présent dans nos sociétés contemporaines :
« (…) l’art du récit n’est pas d’un autre âge, il est plus que jamais actuel et sa démultiplication répond vraisemblablement au désarroi ambiant et au besoin de sens toujours plus pressant. »[2]
Selon Paul Ricoeur, les récits font office de « laboratoire de l’imaginaire ». A ce titre, ils ne sont pas que des divertissements mais nous permettent d’appréhender le monde qui nous entoure. « Les mythes, les contes, les sagas nous permettent d’extérioriser nos grandes angoisses et pulsions (peur de la mort, de l’abandon, de ne pas être aimé, etc.) et de donner sens à la condition humaine »[3]. Pour Martin Winckler, les séries télévisées sont l’incarnation parfaite de ces expériences virtuelles :
« La fiction a la double vertu de nous présenter des expériences que nous n’avons pas vécues, et de nous éclairer sur celles que nous connaissons. Elle nous avertit, nous informe, nous éduque. Parfois, mêmes, elle nous réconforte. »[4]
Pour la réalisatrice Agnieszka Holland : « notre époque adopte le récit qui lui convient »[5], ce qui nous semble bien signifier l’importance que l’on doit accorder à ce type de contenu. Il s’agit là d’une responsabilité essentielle des séries télévisées : elles permettent au téléspectateur d’interroger ou de conforter ses choix individuels ou dans le(s) groupe(s) dans le(s)quel(s) il se situe. L’auteur estime à cet égard, qu’elles remplissent la même « fonction de préparation et de réparation » que le cinéma ou la littérature, mais de façon plus efficace car plus proche de notre quotidien (en raison des spécificités de ces contenus). Les séries télévisées sont un « laboratoire fictionnel » pour expérimenter le monde contemporain.
Nombre de séries ont pour cadre un lieu fermé sur lui-même, presque en huis-clos, et/ou une thématique extrêmement délimitée. C’est par exemple le cas de séries françaises comme Xanadu et Ainsi soient-ils, des créations originales d’Arte que tout oppose, ou encore Maison close de Canal+. Arnaud Jalbert pense que ce sont justement celles qui dépassent le plus leur « cadre » :
« Xanadu comme Ainsi soient-ils ne se limitent jamais à ce qu’on peut imaginer être le sujet principal, il y a toujours quelque chose qui essaie de transcender le sujet de départ. » [6]
Figure 9 : Trois séries françaises qui dépassent leur cadre
(Xanadu, Ainsi soient-ils et Maison close)
Ainsi, à partir d’un microcosme, ces séries permettent d’ « explorer tous les sujets qui [traversent] la société »[6].
Education sentimentale, citoyenne, morale
Plusieurs travaux de recherche, dans la lignée des études de réception, ont montré que les fictions sont un « lieu d’apprentissage ». Citons par exemple l’étude de Tania Modleski (The Search for Tomorrow in Today’s Soap Operas) qui explique, à la fin des années 1970, que les soap opera « constituent une sorte d’entraînement à la vie familiale »[7] ; ou encore Dominique Pasquier, dont les enquêtes sur la sitcom pour adolescents, Hélène et les garçons, ont établi leur rôle d’éducation sentimentale, un apprentissage des relations amoureuses.
Pour Sandra Laugier, les fictions sont devenues un « objet de socialité »[8], de mode de vie en société. Pour elle, les séries nous apprennent à « former [notre] goût, à choisir [nos] œuvres favorites, à attendre avec impatience l’épisode à venir ». Les fonctions cognitives que nous avons identifiées demandent un « travail d’attention et de compréhension [qui] fait de la série une véritable éducation de soi, un apprentissage moral ».
Certains estiment que le feuilleton Plus belle la vie peut, à ce titre, être un parfait support pédagogique pour décrypter la société française contemporaine[3]. Véritable « mythologie du quotidien » pour le sociologue Michel Maffesoli, la série permettrait d’aborder des questions de philosophie (le bonheur, l’amour), des questions éthiques (le bien et le mal) ou existentielles (la filiation, le secret). Ce qui nous ramène à l’exigence de neutralité des scénaristes. Plus belle la vie est manifestement une leçon d’éducation citoyenne. Et les scénaristes sont parfaitement conscients du rôle éducatif de leur série. Olivier Szulzynger affirmait dans un article du Figaro en 2006 : « Nous avons une responsabilité morale vis-à-vis des 15-25 ans, qui sont les plus assidus »[9].
Parmi les partis pris explicites du feuilleton, nous pouvons mentionner celui du « vivre ensemble », parfois même traité de façon caricaturale, du moins à distance du mot d’ore d’équilibre des opinions. D’ailleurs, le New York Times interprète le feuilleton comme étant « une éducation des Français "aux différences culturelles et sociales" »[10].
Ambiguïté morale
Une des forces des séries télévisées est de nous amener, grâce à l’identification, même inconsciente, aux personnages ou au concept sous-tendant l’intrigue, à faire émerger nos propres dilemmes moraux. L’ « ambivalence morale »[11] des héros / antihéros nous renvoie à la nôtre. Cette éducation de soi, ou apprentissage moral, par les séries est assimilée par Martin Winckler aux « expériences de pensée des philosophes qui, pour examiner les dilemmes moraux, inventent des situations fictives assorties de choix déchirants »[12]. Selon le philosophe Thibault de Saint-Maurice :
« Les séries ne donnent pas de leçons de morale mais invitent plutôt le spectateur, après qu’il s’est projeté dans la situation fictive, à un retour sur lui-même pour réfléchir au choix qu’il aurait fait dans cette situation »[13].
A ce sujet, Tristan Garcia rappelle la différence de conception entre les fictions américaines par exemple, et les séries françaises[14] : selon lui, la télévision française « fait la morale » mais ne propose pas des « œuvres morales », qu’il définit comme une œuvre posant des interrogations morales à partir de concepts moraux. Dans l’hexagone, les fictions se sentent systématiquement obligées de dire ce qui est bien et ce qui est mal, et il y a une confusion immédiate entre un acte immoral et le personnage.
« Alors que pour les Américains, l’idée c’est de montrer l’ambiguïté morale, pour permettre à l’intelligence du téléspectateur de faire fonctionner ses facultés morales. »[14]
Nous considérons pourtant que certaines séries françaises récentes ont su relever le défi de l’ambiguïté morale. Ainsi, la série « historique » : Un village français diffusée par France 3, source d’enseignements très intéressants sur la Seconde Guerre Mondiale, elle analyse aussi une multitude de dilemmes moraux liés à l’occupation et à la Résistance. Dans un style différent, la série fantastique de Canal+, Les Revenants, pose de façon très subtile et ouverte des questions morales au téléspectateur qui ne peut que s’en saisir.
Figure 10 : Deux séries françaises posant des questions morales
(Un village français, Les Revenants)
Bien qu’il ne s’agisse pas d’une production française, il convient de citer également la série danoise d’anticipation scientifique Real Humans, diffusée par Arte. Cette fiction interpelle le téléspectateur sur son futur, sur l’éthique et la robotique, mais aussi sur son rapport à l’autre, à l’altérité, à sa responsabilité. Dans un article publié par Télérama, le producteur de la série, Henrik Widman, confiait :
« Nous ne pensons jamais en termes d’équilibre entre amusement et réflexion complexe. L’histoire prévaut, l’avancée des personnages, l’intrigue, et le reste suit. Nous pensons d’abord à divertir… en faisant réfléchir les gens. »[15]
Figure 11 : La série danoise d’anticipation scientifique Real Humans
Par ailleurs, Tristan Garcia souligne également la spécificité du genre sériel du point de vue du choc moral. Il distingue alors les séries, qui nécessitent de la patience et de l’intelligence pour pénétrer l’univers fictionnel proposé, des autres contenus de divertissement beaucoup plus immédiats (clips, vidéos sur Youtube par exemple). Tandis que l’instantané pose des questions morales de façon presque binaire parce qu’il nous confronte directement à des images ou propos immoraux, la série télévisée possède comme une « éthique interne » liée à sa temporalité particulière. Celle-ci suppose un temps cumulatif, un affect que l’on a noué avec les personnages. Aussi le choc moral est-il moins brutal au sein d’une série, mais il est aussi susceptible d’être plus profond (nous partageons les joies et les drames de nos héros favoris, qui, à force de les côtoyer régulièrement dans notre salon, deviennent des amis, voire de la famille).
Pour conclure sur cette capacité des séries télévisées à nous poser des questions morales et donc à remplir une fonction cognitive, référons-nous aux travaux de l’américain Stanley Cavell dont nous a parlé Tristan Garcia. Son étude portait sur le cinéma hollywoodien, mais a été étendue à la télévision, car la récurrence de la série décuple l’expérience vécue avec un film. Selon son analyse, outre le processus d’identification aux personnages, il y a également un processus moral d’empathie. Celle-ci permet au téléspectateur, qui accepte par ailleurs de suspendre son incrédulité, de « partager » des expériences morales auxquelles il n’aurait sans doute jamais été confronté dans sa réalité. Ce processus dit d’ « accoutumance morale », dont sont responsables les séries, est susceptible de jouer un rôle dans le développement de la tolérance envers certaines communautés par exemple. C’est notamment ce que nous allons démontrer maintenant.
[1] Jeangène Vilmer, Jean-Baptiste. « Pourquoi la philosophie s’intéresse-t-elle aux séries télévisées ? », op. cit. (p. 17).
[2] D'Almeida (Nicole). - La société du jugement : Essai sur les nouveaux pouvoirs de l'opinion. - Paris : Armand Colin, 2007. - (p. 181).
[3] Chiroutier, Edwige. « Plus belle la vie : réfléchir sur les relations hommes/femmes à partir de la série » Dossier FranceTV Education, 02/12/2013.
[4] Winckler (Martin). - Petit éloge des séries télé, op. cit. (p. 98).
[5] Ahl, Nils C. « Art en séries ». Le Monde, 18/04/2013.
[6] Entretien avec Arnaud Jalbert, Conseiller de programmes Fiction, Arte France.
[7] Jost (François). – De quoi les séries américaines sont-elles le symptôme ?, op. cit. (p. 31).
[8] Aeschimann, Eric. « De ‘Mad Men’ à ‘The Wire’ : le monde moderne vu par les séries ». Le Nouvel Observateur, 9/07/2012.
[9] Le Naour (Jean-Yves). – Plus belle la vie : la boîte à histoires, op. cit. (p. 118).
[10] Erlenger Steven. « Melting pot of melodrama enthrall French nightly », New York Times, 2/032009, cité dans Le Naour (Jean-Yves), ibid. (p. 87-88).
[11] Esquenazi (Jean-Pierre). « Pouvoir des séries télévisées », Communication, 25/02/2014.
[12] Winckler (Martin). - Petit éloge des séries télé, op. cit. (p. 99).
[13] Cité dans Molénat, Xavier. « Comment les séries sont entrées dans nos vies », op. cit.
[14] Entretien avec Tristan Garcia, co-directeur de la série des séries, collection sur les séries télévisées aux PUF.
[15] Langlais, Pierre. « ‘Real Humans est un divertissement… qui fait réfléchir’, Henri Widman, producteur ». Télérama, 14/05/2014.
2ème partie
2.2. Faire découvrir et faire réfléchir, le rôle cognitif des séries
2.2.2. Objet de discussion et d'expérimentation morale



Lecture linéaire du mémoire
(c) DR
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"Les enjeux de responsabilité associés aux séries télévisées"
Réflexion sur la notion de divertissement responsable,
dans le contexte audiovisuel français