



Mémoire > 2ème partie / Les séries télévisées, miroirs ou moteurs de la société :
des enjeux de responsabilité spécifiques
2.1.2. De la responsabilité de refléter la société dans toute sa diversité
Une responsabilité affirmée et une obligation légale
Avant de se donner à voir aux autres, la télévision française tend déjà un miroir à notre société elle-même. Ce principe figure dans la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication. Selon les dispositions de l’article 3-1, le Conseil supérieur de l’audiovisuel doit ainsi s’assurer « que les programmes de radio et de télévision ne comportent pas d’incitation à la discrimination ou de dénigrement d’une communauté » et veiller « à ce que la programmation des chaînes de télévision reflète la diversité de la société française »[1].
Une modification de cet article en 2006 a élargi les missions du CSA. Il doit ainsi désormais également contribuer « aux actions en faveur de la cohésion sociale et à la lutte contre les discriminations dans le domaine de la communication audiovisuelle »[2]. Le rôle des médias vis-à-vis de la société française est ici clairement affiché. Le CSA exige des engagements de la part des chaînes dans le cadre de leurs conventions audiovisuelles respectives. Toutes comportent donc un passage relatif à la promotion « des valeurs d’intégration et de solidarité qui sont celles de la République »[3]. En décembre 2005, dans sa Lettre du CSA, l’autorité de régulation entérinait ce rôle spécifique :
« Il est vrai que les médias audiovisuels sont aujourd’hui les principaux outils de la représentation qu’une société construit d’elle-même. Une représentation médiatique trop conventionnelle et qui ne prendrait pas en compte la diversité réelle de notre pays risquerait à terme de faire l’objet d’un rejet de la part de tous ceux qui ne pourraient pas s’y reconnaître »[4].
Outre les obligations légales, il faut effectivement souligner que refléter la société dans sa diversité trouve aussi des fondements logiques, voire stratégiques, pour les chaînes. Lors de l’installation au sein France Télévisions du Comité permanent de la diversité, en juin 2009, Christine Albanel, alors ministre de la Culture et de la Communication, soulignait :
« La télévision des Français ne peut se faire en laissant de côté une partie des Français. Elle ne peut se faire en décalage avec la société qu’elle est censée refléter et à laquelle elle s’adresse, en décalage avec les valeurs qui lui sont chères. Notre société est diverse et cette diversité doit se voir sur l’écran. »[5]
Approche que nous confirme Marie Guillaumond lors de notre entretien :
« (…) notre ambition [chez TF1] est de proposer des séries qui sont proches des gens. On s’attache à faire une fiction qui est représentative de la société (...) parce qu’on s’adresse à un public large, et notre rôle, c’est d’être représentatif de cette société dans sa diversité. On s’attache à respecter cette diversité dans les castings, les histoires, les lieux … »[6]
De la diversité dans les séries
Il semble qu’il y ait eu une réelle prise de conscience, au tournant du siècle, du caractère beaucoup trop monochrome de la télévision française. Le constat établi par le sociologue Eric Macé à cet égard, dans son ouvrage intitulé "La société et son double. Une journée ordinaire de télévision", publié en 2006, est édifiant : observant la télévision pendant une journée entière en 2000, il estime que celle-ci est en complet décalage avec la réalité. Cela peut en partie s’expliquer par le contexte économico-historique dans lequel s’est développée la télévision française : « plus conformiste qu’audacieuse, [la télévision] n’a pris que fort tard le pli de la diversité »[7]. Ce décalage est omniprésent à la télévision, quels que soient les programmes, et la fiction n’est pas épargnée.
Les résultats du baromètre de la diversité 2013 ont été publiés dans un récent rapport du CSA au Parlement[8]. Elaboré en 2009, ce baromètre mesure la perception de la diversité à la télévision sur les chaînes du PAF (chaînes gratuites de la télévision numérique terrestre et Canal+). Des critères quantitatifs sur le genre, les catégories socioprofessionnelles, l’origine perçue et le handicap sont croisés avec des éléments qualitatifs de pondération selon le rôle (héros, personnage principal ou secondaire) et le format du programme (sa durée). Un critère qualitatif supplémentaire a été ajouté dans l’évaluation des fictions françaises, ainsi que des programmes d’information, tous deux « davantage susceptibles de véhiculer ce type de stéréotypes » : appréciation du rôle (positif, négatif ou neutre) des personnes comptabilisées.
D’après ce baromètre, en 2013, les personnes "non blanches" ne représentent que 14% des rôles considérés comme négatifs et seulement 20% des rôles considérés comme positifs dans les fictions françaises. Le baromètre du CSA est sujet à caution, comme l’a suggéré Catherine Puiseux lors de notre entretien en ce qu’il n’est qu’une « photographie » des contenus diffusés pendant deux fois une semaine par les chaînes et ne permet pas, malgré les améliorations apportées aux critères d’analyse, de refléter correctement ce qui reste avant tout une appréciation qualitative et certainement subjective. Mais, en l’absence d’une méthodologie plus efficiente, cet outil reste malgré tout un bon indicateur de la diversité à l’écran au sein du PAF.
Afin d’améliorer cette situation, le CSA enjoint les chaînes à prendre des engagements annuels en faveur de la représentation de la diversité et les encourage à obtenir le « label diversité ». Ce label a été obtenu fin 2010 par TF1, en janvier 2013 par Radio France et par France Télévisions en mars 2014. Pour bien comprendre de quoi il s’agit, arrêtons-nous un instant sur le cas précurseur de TF1 que nous présenté Catherine Puiseux[9]. Il s’agit une démarche complète d’entreprise, mobilisant l’ensemble des équipes de la chaîne, à commencer par les ressources humaines. Restons cependant sur les aspects de représentation de la diversité à l’écran. La première chaîne a mis en place un Comité diversité dès 2009 qui définit et coordonne la politique en matière de diversité notamment sur les antennes du Groupe[10]. TF1 prend chaque année des engagements chiffrés. Concernant les fictions françaises que la chaîne va mettre en production en 2014, la chaîne s’est engagée
« (…) à ce que 100% des formats d’une durée inférieure à 10 minutes mettant en scène des personnages récurrents, comportent un rôle "vu comme non blanc" et 60% de tous les épisodes, destinés à être diffusés en première partie de soirée, comporteront au moins un personnage "vu comme non blanc". »[11]
Ces engagements sont déclinés pour tous les types de programmes que la chaîne « contrôle », soit : l’information, les fictions, les flux, les divertissements (mais pas la publicité). Parmi les initiatives que TF1 a déployées, citons la sensibilisation faite auprès des agences de casting : la chaîne a tenu à indiquer à l’ensemble de ses prestataires – certains présumant que « TF1 n’avait envie que de visages de blonds aux yeux bleus », qu’elle « attendait justement de la part des agences de casting qu’elles proposent des profils les plus divers possibles »[9]. Le Comité diversité veille également à ce que, dans les fictions, « il y ait toujours des rôles valorisants, parmi les personnages principaux et non uniquement secondaires, pour les personnes issues de la diversité »[9].
Pour illustrer ce point, Catherine Puiseux mentionne l’exemple de la série Pep’s qui a été à l’ordre du jour d’un récent Comité diversité, lequel a estimé que le casting de la première saison diffusée en 2013 n’était pas assez représentatif de la diversité. Pour la saison 2, qui sera diffusée à partir du 14 juillet prochain, le casting a été révisé en conséquence et intègre ainsi la comédienne Nadège Beausson-Diagne, que l’on a pu voir par exemple dans le feuilleton Plus belle la vie.
Figure 2 : Les castings de la série Pep’s de TF1
Du côté de France Télévisions, ce n’est pas une directive officielle. Notre interlocutrice en charge de la veille et de la prospective des programmes, Catherine Lottier, explique que « l’accent est quant même mis sur la diversité ». Avec son équipe, elle repère notamment les idées ou les contenus qui peuvent promouvoir certaines formes de diversité »[12]. Il faut dire que depuis son lancement en 2004, le feuilleton Plus belle la vie fait la part belle à la diversité. Souvent cité en exemple, il propose un casting qui paraît diversifié et équilibré.
Figure 3 : Extrait du casting de la série Plus belle la vie de France 3
Jean-Yves Le Naour rappelle qu’il ne s’agit « que » d’un divertissement, et qu’il ne faut pas en exagérer l’importance. Cependant, il cite tout de même l’historienne Marjolaine Boutet qui considère que Plus belle la vie contribue « à changer le ton et les couleurs des séries françaises »[13].
Des séries et des femmes
Un autre sujet dont la télévision se saisit, depuis quelques années seulement, est celui de l’image de la femme dans les médias. Du côté des programmes d’information, des initiatives visent par exemple à renforcer la place accordée à leur expertise. Du côté de la fiction, les études se multiplient afin d’apprécier quantitativement et qualitativement les rôles attribués aux personnages féminins.
En novembre 2013, le CSA a publié une étude sur « La place des femmes dans les œuvres audiovisuelles (fictions TV), approche comparée entre fiction française et américaine »[14]. Sur les 26 fictions étudiées (13 françaises et 13 américaines parmi les plus regardées par le grand public), 48% des personnages présents dans les séries françaises sont des femmes, contre seulement 38% des séries américaines. La répartition des rôles est également révélatrice : les femmes ont le premier rôle dans 3 séries françaises, contre 4 américaines, mais 5 séries françaises respectent une parité dans les rôles, contre seulement une américaine (dans les 5 autres séries françaises et 8 autres américaines, le premier rôle est attribué à un homme). L’étude propose une représentation graphique de ces différences structurant la place et le rôle des femmes parmi l’échantillon retenu. Elle met ainsi en évidence une « ligne de partage » entre fiction française (davantage qualitative) et fiction américaine (davantage quantitative).
Par ailleurs, l’étude révèle que 62% des personnages féminins présents dans les séries françaises sont actifs, contre 69% dans les séries américaines. En revanche, les profils psychologiques sont plus variés et plus profonds dans les fictions françaises, en raison, selon es auteurs de l’étude, de « la place traditionnellement réservée à l’intime et à la sphère privée dans la fiction française » [15].
Le CSA notait les initiatives prises par les chaînes du groupe France Télévisions afin de « féminiser » leurs héros de fiction depuis 2012 : « remplacement du duo masculin d’Agatha Christie par un homme et une femme, lancement de Candice Renoir,….).
Figure 4 : Exemples de séries des chaînes du groupe France Télévisions
mettant les femmes dans les premiers rôles
En mars dernier, les résultats d’une autre enquête portant sur la représentation des femmes dans les séries de fiction étrangères ont été présentés lors de la deuxième édition du Colloque « En avant toutes ! » organisé par France Télévisions. Bien que cette étude porte uniquement sur des séries étrangères (260 séries diffusées entre le 1er janvier et le 31 janvier 2014 sur des chaînes publiques en Europe, Canada, Australie, Amérique latine), elle semble néanmoins pouvoir éclairer la question dans la fiction française. Les résultats quantitatifs de cette étude ont montré que « si les femmes sont bien présentes dans les fictions, elles ne sont pas au premier plan. Elles sont moins présentes que les hommes dans les rôles importants, et dans ces rôles, elles incarnent moins souvent le pouvoir et l’action que les hommes »[16]. Ainsi :
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Les femmes ont un rôle important dans 60% des séries vs 87% pour les hommes ;
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Seulement 8% des séries accordent le rôle titre (nom de la série) à des femmes vs 15% à des hommes ;
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28% des séries ont une femme parmi l’un de ses premiers rôles vs 43% pour les hommes ;
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Il y a beaucoup plus de séries (30%) dans lesquelles les femmes ont uniquement des rôles secondaires vs 9% pour les hommes ;
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Quand elles ont les rôles titres ou premiers rôles, les femmes sont moins souvent associées à des « rôles de pouvoir » (43% des rôles titres féminins vs 68% des rôles titres masculins ; 44% des premiers rôles féminins vs 58% des premiers rôles masculins).
Ces études nous permettent de voir où en est la parité sur les écrans de télévision français. Ainsi, si les séries télévisées ne semblent pas refléter la réalité de la société (52% de femmes sur l’ensemble de la population française fin 2013 selon l’Insee), elles reflètent en tout cas relativement bien les inégalités femmes-hommes qui y subsistent. Même s’il ne suffit pas d’avoir des héroïnes pour changer la place des femmes dans la société, il est permis de penser qu’une meilleure représentation quantitative et qualitative dans les fictions peut contribuer faire évoluer les mentalités (comme nous le verrons plus tard).
[1] Loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication (Loi Léotard). Version consolidée au 17 novembre 2013.
[2] Loi n°2006-393 du 31 mars 2006 modifiant l’article 3-1 de la loi n°86-1067 du 30 septembre 1986.
[3] Le Naour (Jean-Yves). – Plus belle la vie : la boîte à histoires, op. cit. (p. 80).
[4] « La représentation de la diversité des origines à la télévision », Lettre du CSA, n°190, décembre 2005.
[5] Le Naour (Jean-Yves), ibid. (p. 81-82).
[6] Entretien avec Marie Guillaumond, Directrice adjointe à la Direction artistique de la fiction de TF1.
[7] Le Naour (Jean-Yves), ibid. (p. 77).
[8] Représentation de la diversité de la société française à la télévision et à la radio. Rapport du CSA au Parlement, 23/05/2014, (p. 7-8, 11-12).
[9] Entretien avec Catherine Puiseux, Coordinatrice RSE, Groupe TF1.
[10] Site du Groupe TF1.
[11] Représentation de la diversité...- Rapport du CSA au Parlement, op. cit. (p. 23).
[12] Entretien avec Catherine Lottier, Directrice de la veille et de la prospective programmes, France Télévisions.
[13] Le Naour (Jean-Yves), ibid. (p. 200).
[14] Voir extrait de l’étude en annexe, « La place des femmes dans les œuvres audiovisuelles (fictions TV), approche comparée entre fiction française et américaine » Les études du CSA, 22/11/2013.
[15] « La place des femmes… » Les études du CSA , ibid. (p. 14).
[16] Synthèse de l’étude réalisée par The Wit pour France Télévisions sur la représentation des femmes dans les séries de fiction étrangères 2014 à l’occasion du colloque " En avant toutes !" 11/03/2014.
2ème partie
2.1. Refléter la société, une ambition sérielle
2.1.2. De la responsabilité de refléter la société dans toute sa diversité
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Une responsabilité affirmée et une obligation légale



Lecture linéaire du mémoire
(c) DR
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"Les enjeux de responsabilité associés aux séries télévisées"
Réflexion sur la notion de divertissement responsable,
dans le contexte audiovisuel français