




Mémoire > 3ème partie / Les séries en tant que divertissement reponsable : un choix stratégique des chaînes
3.1.1. La série télévisée : une oeuvre collective, une responsabilité partagée?
A la différence d’autres domaines artistiques, comme la littérature par exemple, les séries télévisées sont le résultat d’un processus créatif collectif. Tandis que la publication d’un livre n’implique « que » l’auteur, l’éditeur et le libraire ou le diffuseur en ligne, puis le lecteur, le nombre de parties prenantes est particulièrement important pour une série : auteur(s), scénariste(s), dialoguiste(s), showrunner (quand il y en a un), réalisateur, producteur, équipes techniques, comédiens, diffuseur. Cette chaîne se poursuit jusqu’à l’interprétation voire l’interaction et donc jusqu’au téléspectateur. Les enjeux de responsabilité que nous avons identifiés sont donc à étudier sous l’angle de cette création collective et plurielle : chaque « maillon » de la chaîne de création a sa part de responsabilité.
Cadre réglementaire
Revenons tout d’abord sur le cadre dans lequel a lieu cette création, aussi collective soit-elle. Pour mémoire, la loi définit le cadre de la liberté d’expression. Les scénaristes sont libres d’exprimer leur créativité dans les contours ainsi définis.
L’une des premières restrictions à la liberté d’expression porte sur la protection du jeune public (caractère licencieux ou pornographique, place faite au crime, à la violence, à la discrimination ou à la haine raciale, incitation à l’usage, à la détention ou au trafic de stupéfiants). De plus, des incriminations pénales sont prévues pour toute diffamation ou injure. Les scénaristes doivent également respecter le droit des personnes (physiques ou morales) : respect de la vie privée, règles de droit civil concernant le droit à l’image, respect du nom, mais aussi respect au minimum des faits historiques (notamment vis-à-vis des ayants droit). Au-delà de la protection des personnes, sont également proscrites l’apologie des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité ou des crimes ou délits de collaboration avec l’ennemi ainsi que la contestation de crimes contre l’humanité commis par les nazis à l’égard des juifs.
« La liberté de création des scénaristes s’arrête donc là où les droits des personnes commencent. »[1]
Généralement, les contrats de production audiovisuelle prévoient des clauses transférant la responsabilité juridique sur le producteur, tandis que l’auteur a évidement un engagement moral de respect du droit.
Le CSA, quant à lui, doit veiller au respect de la dignité de la personne humaine et à la sauvegarde de l’ordre public dans les programmes audiovisuels (selon l’article 1er de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication). Sur cette base légale, le CSA signe des conventions avec les chaînes dans lesquelles il fait intégrer des dispositions claires en matière de déontologie des contenus : « éviter la complaisance dans l'évocation de la souffrance humaine, respecter les différentes sensibilités politiques, culturelles et religieuses du public et promouvoir des valeurs d’intégration et de solidarité, (…) respecter l’honnêteté des programmes, (…) éviter d’induire le téléspectateur en erreur et respecter les droits de la personne »[2].
Une signalétique jeunesse ainsi que des obligations de diffusion sont déployées sur l’ensemble des contenus des chaînes du PAF soumises à la réglementation du CSA.
« (…) au sein de France Télévisions et au sein de toutes les chaînes, il y a des personnes qui visionnent [les programmes] pour s’assurer de [leur] classification, de [leur] signalétique vis-à-vis du CSA, par rapport aux publics mineurs et en fonction ensuite de l’horaire de programmation. » [3]
Aux Etats-Unis, l’équivalent du CSA mais avec des pouvoirs élargis, est la Commission fédérale des communications (FCC). Cette instance de régulation indépendante a été créée en 1934 et a pour mission de veiller au respect de la diversité de l’offre télévisuelle, de la concurrence et du respect de l’équité face aux citoyens. En matière de programmes, elle contrôle que ceux-ci ne contiennent pas d’éléments indécents, obscènes ou d’actes sexuels (interdiction de la pornographie, de la nudité non sexuelle, de tout langage explicite, des mots grossiers). De même, la protection des mineurs ou l’équilibre des points de vue politiques exprimés sont de son ressort.
Les chaînes des networks sont soumises aux règles de la FCC, tandis que les chaînes du câble ou du satellite ne le sont pas (seule l’obscénité, autrement dit la pornographie, y est réglementée). Ainsi, même si les programmes diffusés en 22h et 6h sur les networks bénéficient désormais d’une exception, « les créateurs travaillant pour les chaînes câblées jouissent (…) d’une plus grande liberté de ton »[4].
De la censure à l’autocensure dans les séries télévisées
Tristan Garcia nous fait pourtant remarquer que la censure est quasiment absente dans l’histoire des séries américaines, alors qu’elle a joué un rôle très important dans l’histoire du cinéma américain (fortement marquée par le code Hays). Selon lui, « il y a eu très vite une tolérance beaucoup plus grande dans la représentation de la sexualité, de la violence, un certain nombre d’interdits »[5]. Il nous cite notamment le cas de la chaîne HBO qui avait prévu un « budget amendes » pour pouvoir diffuser certaines séries dépassant ces obligations. Pour Pierre Langlais, « les américains ont une hypocrisie immense »[6] sur cette censure – ou absence de censure.
L’absence de censure dans le domaine des séries télévisées peut justement s’expliquer par ce processus collectif de création. Pour Tristan Garcia, un projet de série « (…) passe par tellement de tamis qu’il est quasiment impossible qu’il y ait quelque chose à censurer. Ce sont des décisions déjà collectives »[5]. Comme nous l’avons constaté, par construction, le genre sériel « porte des valeurs, une morale, des modèles de comportement et une idée de l’accomplissement personnel »[7]. Nous voyons que ceux-ci sont nécessairement définis et validés par l’ensemble des parties prenantes du processus créatif.
Plusieurs de nos interlocuteurs confirment cette hypothèse. La scénariste Sarah Belhassen confie qu’elle s’autocensure quotidiennement, de façon quasi inconsciente, automatique, et ce d’autant plus qu’elle travaille sur une fiction au format très familial et diffusée sur le service public :
« (…) On a une vraie liberté, mais nous sommes un peu nos propres gendarmes. C’est vrai qu’on s’impose d’être un peu politiquement corrects. » [8]
Arnaud Jalbert, alors qu’il nous décrit les étapes du développement d’une fiction chez Arte, dit même que « parfois l’autocensure est pire que la censure »[9]. Enfin, Marie Guillaumond[10] explique que chaque partie prenante à la création d’une fiction de TF1 est naturellement amenée à éviter - ou à équilibrer - tout élément qui pourrait être ressenti comme excessif. C’est une question à la fois de l’ordre de la mesure et du bon sens.
Responsabilité(s) des scénaristes
Etant donnés ce cadre réglementaire et cette autocensure, les scénaristes en premier lieu, mais également ceux qui leur permettent de créer (producteurs et réalisateurs), doivent être conscients des enjeux de responsabilité que nous avons identifiés. Encore une fois, s’ils peuvent ne pas avoir d’arrière-pensée politique dans chacun de leurs actes créatifs, ils se doivent d’avoir au minimum un degré d’exigence morale vis-à-vis des téléspectateurs. Cela vaut autant pour la vraisemblance requise lors de la création de leur univers fictionnel que pour la portée pédagogique et idéologique de leur contenu.
« L’attention au public et à ses réactions est également présente lorsque les auteurs réfléchissent au message, à la morale délivrée par l’intrigue. » [11]
Cela nous amène logiquement au placement d’idées dans les programmes fictionnels. La série Plus belle la vie est à ce titre un bon exemple[12]. Un tel succès populaire sur une chaîne du service public attire les organismes publics, lesquels n’hésitent pas à démarcher les producteurs du feuilleton pour placer un message particulier (don du sang, don d’organes, mission du planning familial,...). Tant que ces messages sont cohérents avec la mission civique et d’apprentissage de la citoyenneté que s’est attribuée la série, cela n’est pas problématique. Le défi pour les scénaristes est de réussir à aborder le sujet sans que cela semble faux ou invraisemblable aux téléspectateurs. Il s’agit ici d’assumer le rôle éducatif de la série.
En revanche, des pratiques comme le placement de produits (ou même de territoire en l’occurrence pour le feuilleton marseillais) peut être éthiquement bien plus contestable. Le CSA a statué en 2010 et autorisé, de manière très encadrée, le placement de produit dans les programmes audiovisuels. Pratiqué depuis longtemps aux Etats-Unis (dès les années 1950), cela permet de générer des ressources financières nouvelles. Les diffuseurs ont l’obligation d’apposer un pictogramme[13] destiné à informer et prévenir les téléspectateurs de l’existence d’un placement de produit dans leur programme.
Responsabilité(s) et pouvoir de choix des téléspectateurs
La profusion de l’offre et la concurrence entre programmes audiovisuels redonnent un certain pouvoir aux téléspectateurs. Ce dernier, également devenu plus connaisseur et exigeant en matière de série télévisée, peut faire son choix parmi un nombre considérable de fictions.
Aux Etats-Unis, les chaînes du câble ont su se différencier grâce à leurs contenus misant sur l’intelligence du public. Cela a contribué à réhabiliter la capacité critique et interprétative des téléspectateurs. A l’issue de ses travaux de recherche, Tamar Liebes avance que « la stupidité des programmes n’entraîne peut-être pas nécessairement celle des spectateurs »[14]. Comme nous l’avons vu, la fiction repose sur l’adhésion du téléspectateur à l’univers fictionnel proposé, sur le fait qu’il accepte de « jouer le jeu » de la fiction. Aussi, comme l’exprime Jean-Pierre Esquenazi :
« Investir la vérité fictionnelle, c’est au fond reconnaître que le lecteur, le spectateur, etc., est un acteur fondamental de la narrativité. »[15]
A ce titre, Julien Lecomte[16] attire l’attention sur la responsabilité du récepteur en tant que coproducteur du sens et des messages transmis par les contenus. Il invoque Paul Ricoeur et Paul Lazarsfeld (The People’s Choice) en passant par Tamar Liebes (Six interprétations de la série Dallas) et bien sûr Umberto Eco (Lector in fabula) pour souligner l’importance de nos biais cognitifs et la nécessité d’éduquer les téléspectateurs aux médias – les programmes de l’Education Nationale en France en portent largement la trace.
[1] Le Roy, Marc. « Un scénariste peut-il tout se permettre ? » Inaglobal.fr, 23/05/2014.
[2] Site du CSA / La déontologie de l'information et des programmes / Les fondements juridiques.
[3] Entretien avec Catherine Lottier, Directrice de la veille et de la prospective programmes, France Télévisions.
[4] Boutet (Marjolaine). – « Histoire des séries télévisées » in Décoder les séries télévisées, op. cit. (p. 35).
[5] Entretien avec Tristan Garcia, co-directeur de la série des séries, collection sur les séries télévisées aux PUF.
[6] Entretien avec Pierre Langlais, Journaliste spécialiste des séries pour Télérama.
[7] Sandra Laugier citée dans Ahl, Nils C. « Art en séries ». Le Monde, 18/04/2013.
[8] Entretien avec Sarah Belhassen, Scénariste de Plus belle la vie.
[9] Entretien avec Arnaud Jalbert, Conseiller de programmes Fiction, Arte France.
[10] Entretien avec Marie Guillaumond, Directrice adjointe à la Direction artistique de la fiction de TF1.
[11] « Rendre l’incroyable quotidien. Fabrication de la vraisemblance dans Plus belle la vie » Mille (Muriel.) in Les séries télévisées / O. Donnat et D. Pasquier, op. cit. (p. 74).
[12] Le Naour (Jean-Yves). – Plus belle la vie : la boîte à histoires, op. cit. (p. 118-120).
[13] Voir figure 21 en annexe.
[14] Liebes, Tamar et al., « Six interprétations de la série Dallas » Hermès, La Revue 1993. (p. 126).
[15] Nguyen, Céline. « Jean-Pierre ESQUENAZI, La vérité de la fiction. Comment peut-on croire que les récits de fiction nous parlent sérieusement de la réalité ? », Questions de communication, 17/01/2012.
[16] Analyse de Lecomte, (Julien). - Medias : influence, pouvoir et fiabilité. A quoi peut-on se fier ? – Paris : L’Harmattan, 2012, dans Frank, Cyrille. « Désinformation, manipulations… le public est-il son propre bourreau ? ». Mediaculture, 22/04/2013.
3ème partie
3.1. Panorama des acteurs dont la responsabilité est engagée
3.1.1. La série télévisée : une oeuvre collective, une responsabilité partagée?
Lecture linéaire du mémoire
"Les enjeux de responsabilité associés aux séries télévisées"
Réflexion sur la notion de divertissement responsable,
dans le contexte audiovisuel français